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Nous avons vu la genèse du tableau dans l’imagination du peintre par le rayonnement de l’idée mère. Tentons maintenant le mouvement inverse. Essayons d’aller du dehors au dedans par une contemplation intense et tâchons de pénétrer ainsi à son centre.

La parole fatale vient de tomber des lèvres du Maître : « En vérité, je vous le dis, l’un de vous me trahira. » Comme, dans certaines légendes, une pierre jetée dans un lac immobile y produit un bouillonnement formidable et déchaîne une tempête dans les airs, ce mot terrible, prononcé par celui qui ne se trompe jamais, est tombé sur les apôtres et les soulève dans un tourbillon de surprise, d’horreur, d’exaspération et d’effroi. Au premier coup d’œil, on est frappé par ce vent d’émotion qui passe comme une rafale sur les douze apôtres et les groupe, trois par trois, en quatre vagues qui s’entre-choquent sans se confondre. Jamais l’art de dessiner les sentiments et les pensées par les gestes et les altitudes n’atteignit cette précision dramatique. On voit la scène, on croit l’entendre. Accompagnée de murmures et de cris, la conversation est d’une animation violente. Les têtes se rapprochent, les mains se crispent. Des deux bouts de la table, les bras se tendent éperdument vers le Maître comme pour lui dire : « Explique-nous l’affreux mystère ! » Mais, au milieu de cette bourrasque, la figure de Jésus demeure calme, les yeux baissés dans une méditation profonde. Ses mains posées sur la table s’ouvrent par un geste de mansuétude et de résignation. Sa tête légèrement penchée ressort sur la clarté mourante du jour qu’on entrevoit par la fenêtre du fond. Une majesté douce ruisselle de son front par ses longues boucles et se répand sur les plis fluides de sa robe. Il n’a pas d’auréole, mais sa mélancolie suave nous pénètre et nous inonde. Il se donne tout entier, et pourtant il demeure inaccessible. Son âme vit dans l’univers, mais reste solitaire comme celle de Dieu.

Telle est l’impression première du tableau de la Cène dans son harmonie sublime. La curiosité se tend, l’étonnement augmente à mesure qu’on le regarde et qu’on s’y plonge. Car alors on voit s’accentuer le caractère des personnages et ressortir les intentions psychologiques du maître qui sont d’une singulière profondeur. Ce ne sont pas, à vrai dire, des pêcheurs de Galilée que nous avons devant nous, mais des types royaux