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touchante sans doute, mais sans en soupçonner la profondeur, car le nimbe de dévotion dont ils l’avaient enveloppé ne pouvait que le leur cacher, Giotto en avait bien relevé le pathétique, mais sans se douter de l’échelle des valeurs chez les apôtres et sans faire ressortir l’énorme supériorité de Jésus sur ses disciples. D’un coup d’aile, Léonard s’éleva au sommet et au centre du sujet, comme l’aigle qui, du fond d’un gouffre, rejoint son aire par-dessus l’océan hérissé des montagnes, en regardant le soleil. Peindre Jésus à son repas d’adieu, à l’instant où il prend la décision suprême de se livrer à ses ennemis, c’était rendre visible le moment psychologique du drame divin qui s’accomplit dans le monde. Peindre en même temps le contre-coup de cet acte sur les douze apôtres aux caractères variés, c’était révéler la nature de cet acte par son effet sur l’humanité, comme le jeu des couleurs dans le prisme révèle la nature de la lumière. C’était l’illumination de l’Humain par le Divin sous un éblouissant coup de foudre. Ajoutons cependant que, dans son idée première et conformément à sa conception scientifique de l’univers, ce Divin n’apparut d’abord à Léonard que comme le résultat de l’évolution humaine, comme la quintessence de l’homme sous la forme de la bonté parfaite et de la charité suprême. Plus tard seulement, lorsqu’il eut presque achevé son œuvre et qu’il n’osa pas donner la dernière main à la tête du Christ, il devait s’apercevoir qu’il y avait en Jésus un élément miraculeusement supérieur à l’humanité et que, pour accomplir le sacrifice du Golgotha, il fallait être non seulement le Fils de l’Homme mais encore le Fils de Dieu. Le penseur accompagna l’artiste à son sommet ; mais, là, l’artiste prouva au penseur qu’il était son maître en lui découvrant un nouveau monde. C’est ainsi que l’œuvre devint pour son auteur une révélation supérieure à l’œuvre elle-même. Quand l’art se mire dans la pensée, il n’y voit que son image démembrée ; mais quand la pensée se regarde dans l’art, elle y trouve sa synthèse sous une idée supérieure.

Si la Cène de Milan fut conçue dans un éclair, son exécution dura des années. L’ensemble de la fresque devait occuper tout le fond du réfectoire et les figures plus grandes que nature donner l’illusion de la vie à celui qui entrait par l’autre bout de la salle. Il fallait couvrir avec le pinceau une surface de trente