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D’autre part, il reconnaît que tous les êtres seraient inexplicables sans l’âme, qu’il renonce à définir. Il admet Dieu comme « premier moteur, » mais ne s’en occupe pas davantage. Il admet l’âme comme « ouvrière des corps, » mais il ne la conçoit pas en dehors d’eux. Comme philosophe, Léonard fait abstraction de Dieu, de l’âme et du monde invisible. Pourtant, chaque fois qu’il veut pénétrer dans l’arcane des causes premières, il trouve Psyché debout à la porte, comme au seuil infranchissable d’un monde supérieur. Et son apparition ouvre une trouée subite sur l’immense Au-delà.

Il y avait donc deux pôles dans l’esprit de Léonard. D’un côté, la Nature enchaînait son esprit dans son gouffre vertigineux. De l’autre, l’Ame lumineuse, mais insaisissable, l’attirait à des hauteurs sublimes. Il communiait avec le premier par la Science, avec le second par l’Art. Un profond sentiment religieux vivait en lui, mais ce n’était pas le rocher immuable d’une foi durcie par le dogme. Ce sentiment ressemblait plutôt à une nappe d’eau dormante au fond d’un abîme et prête à se laisser pomper par un rayon de soleil qui saurait plonger jusqu’à elle.

Ce soleil devait luire pour lui dans la fresque de Sainte-Marie des Grâces.

Le jour où Ludovic le More commanda au Vinci de peindre la Sainte Cène au réfectoire de ce couvent, l’artiste éprouva une des plus grandes émotions de sa vie. Ce fut une volte-face instantanée de son âme, suivie d’une ascension et d’une vaste éclaircie. Il lui sembla qu’un tourbillon de lumière l’avait enlevé des sombres arcanes de la nature dans les régions sereines de l’espace. La proposition du duc avait réveillé en même temps la plus haute ambition du peintre qu’il avait l’habitude de refouler dans l’âpre recherche de la vérité. Passion secrète, ou timide espérance, le désir du divin existe chez tout homme. Mais quel tourment aigu ne devient-il pas chez un penseur profond doublé d’un artiste insatiable ? Chez lui, c’est le désir de s’élancer aux derniers sommets, d’étreindre le sublime dans le parfait, d’assouvir enfin la soif dévorante de l’âme à la source de l’être. En vérité, la Sainte Cène, le banquet sacré de l’homme divin, le sacrifice du Verbe incarné, était un problème tentant pour Léonard. Comment les peintres précédents avaient-ils traité le sujet ? Avec une piété enfantine et