Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/824

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faisant de la vie avec la mort d’autrui. » Il en cherche l’explication dans cette idée que la nature a inventé la mort pour augmenter la vie. « Lorsque la terre détruit les êtres vivants, c’est par son désir de continuelle multiplication. »

Prodigue envers les espèces, elle n’en est pas moins pour la grande majorité des individus la plus cruelle des marâtres. Léonard ne se dérobe pas devant le problème. Il prend le taureau par les cornes et lutte avec lui corps à corps. Il note : « L’obstacle ne me fait pas plier. Tout obstacle est détruit par la rigueur. Celui qui a l’œil fixé sur une étoile ne se retourne pas. » Il comprit toutefois que l’expérience et la raison ne suffisent pas pour aborder ce problème et que l’intuition peut seule pénétrer dans les arcanes de la nature. Voilà pourquoi il eut recours à l’art pour sonder ce mystère. La science a beau manœuvrer avec les expériences matérielles et la raison, elle ne pénétrera jamais que les causes secondes de la nature, tandis que l’art, lorsqu’il est le grand art, peut atteindre les causes premières et leur donner une expression à la fois symbolique et vivante. Le Vinci malheureusement donna plus de temps à la science qu’à l’art, négligeant ainsi sa vraie vocation et nous y avons beaucoup perdu. La peinture ne joua que le rôle d’un accessoire ou d’un dérivatif dans son immense activité. Encore faut-il ajouter qu’un bon nombre de ses chefs-d’œuvre ont été perdus ou ruinés, comme si la nature, irritée d’être surprise en ses secrets, s’était acharnée à détruire les images révélatrices de celui qui savait si bien la démasquer. Mais les tableaux es les dessins qui nous restent sont d’autant plus précieux. Ils représentent dans son œuvre les lucarnes percées par son génie divinatoire sur les arcanes de la nature et de l’âme. Mystérieusement, mais invinciblement, ils nous attirent dans le monde des causes premières et nous y envoûtent. Tel est le charme unique et supérieur de Léonard.

Le mystère du mal l’avait déjà fasciné, sans qu’il s’en doutât, quand, téméraire adolescent, il avait peint sur une rondache un monstre effrayant composé des animaux les plus hideux. — C’était le mal découvert dans la nature. — Plus tard, à l’âge de la réflexion, il s’était appliqué à étudier les déformations de la physionomie humaine sous l’action des passions malfaisantes. De là les nombreuses caricatures de têtes de vieillards qu’on trouve dans la collection de ses dessins