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Léonard avait fait exécuter d’après ses dessins par un de ses élèves. Ils ornaient les cintres pleins des fenêtres qui flanquaient la porte d’entrée. Dans celui de gauche on voyait un dragon ailé d’un jaune fulgurant sur fond de pourpre. L’autre représentait la flagellation du Christ portant sa couronne d’épines et couvert de larmes de sang. Entre le monstre dévorant de l’époque antédiluvienne et le Dieu incarné, devenu le roi de la souffrance, il y avait un contraste cruel et une correspondance intime qu’on pressentait sans la saisir. Enfin, sur la petite porte donnant accès au laboratoire, où le maitre broyait ses couleurs, fondait ses médailles et faisait ses expériences d’histoire naturelle, on apercevait une rondache ayant la forme convexe d’un bouclier, sur lequel était peinte une tête colossale de Méduse, au regard terrible, avec sa chevelure hérissée de vipères.

C’est dans ce grave sanctuaire, dans ce demi-jour religieux, sous les signes suggestifs des génies qui présidaient à sa pensée, que Léonard demeurait des journées entières penché sur ses esquisses et ses manuscrits, loin du carnaval mondain qu’il faisait mouvoir parfois comme un théâtre de marionnettes. Là venaient se grouper ses disciples préférés. C’étaient pour la plupart de jeunes nobles milanais qui devinrent des peintres renommés et fondèrent l’école de Léonard, Giovanni Battista, Marco Uggione, Antonio Beltraffio et François Metzi aux beaux cheveux qui s’attacha à la personne du maître et devait rester le dernier appui de sa vieillesse. Tous l’adoraient pour son génie et sa bonté inépuisable. Il leur enseignait les secrets de la perspective, des proportions humaines, du clair-obscur, du modelé et du relief ainsi que les rapports intimes qui unissent la gamme des couleurs, les jeux de l’ombre et de la lumière avec l’expression des sentiments et des passions en peinture. Mais ce n’était là que la besogne du jour. Un autre travail commençait la nuit. Alors seulement Léonard se trouvait en face de ses pensées intimes, pouvait converser avec ses génies, pénétrer dans les arcanes de la nature qu’il voulait explorer.

Il ressort des manuscrits de Léonard [1] qu’il fut à la fois l’un des plus savants naturalistes de son temps et un philosophe

  1. Voir le Codex Atlanticus publié par Charles Ravaisson. On attribue la conservation des cahiers de Léonard, qui servirent à composer ce Codex, à son fidèle disciple Metzi.