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que tous les monstres de la nature et de la légende. Il y peina tellement que l’air de la chambre était devenu fétide par l’odeur des animaux morts. Mais le peintre, uniquement préoccupé de sa création, ne s’en aperçut même pas. Un matin, il pria son père d’entrer dans la chambre secrète pour lui montrer un animal singulier. Le réduit était plongé dans l’obscurité, mais, par la fente d’un volet, un rayon de soleil tombait sur la rondache disposée au fond. Messer Piero crut voir un monstre épouvantable sortant du mur. La bête crachait le feu par sa bouche, la fumée par ses naseaux et semblait empoisonner l’air autour d’elle. Messer Piero recula en poussant un cri d’horreur. Mais son fils lui dit : « Ne crains rien. Il ne s’agit que de la rondache que tu m’as demandé de peindre. Un bouclier doit faire peur ; tu vois que j’ai atteint mon but. » Ser Piero émerveillé vendit le bouclier à un marchand de tableaux de Florence, qui le paya cent ducats et le revendit pour trois cents ducats au duc de Milan. Le paysan reçut une autre rondache, sur laquelle le matin notaire avait fait peindre pour quelques sous un cœur percé d’une flèche, dont le campagnard fut ravi.

Dans cette anecdote qui courut les ateliers de Florence et qui depuis ne manque dans aucune biographie du maître, on saisit ce goût de mystification par lequel le jeune Léonard aimait à prouver qu’il savait égaler et même surpasser la nature. Mais il y a plus ; en rapprochant les deux anecdotes précitées, on surprend à leur source les deux courants provenant des deux pôles de son être, courants simultanés et contraires qui devaient régner à la fois sur sa pensée et sur sa vie. D’un côté, un idéalisme passionné l’invitait à traduire sous les formes séduisantes de la beauté les sentiments les plus délicats et le sollicitait d’interpréter par l’amour et l’enthousiasme les plus hauts mystères de l’âme et de l’esprit. De l’autre, son ardente curiosité le poussait à comprendre toutes les manifestations de la nature, à étudier minutieusement la structure de tous les êtres, à pénétrer les causes profondes de toutes les formes de la vie. Le premier instinct est celui de l’artiste, qui cherche le vrai dans la synthèse de la beauté ; le second est celui de l’homme de science qui poursuit la vérité dans l’analyse détaillée des phénomènes. L’un travaille avec l’intuition et l’imagination, l’autre avec l’observation et la logique.