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Rien de plus ravissant que ce fin profil de chérubin et cet œil éperdu d’amour, tourné vers l’objet divin de son culte. Sans l’auréole à peine perceptible sous forme d’un léger cercle d’or, on croirait que cet ange est un page tombé involontairement à genoux, dans son premier ravissement d’amour devant sa châtelaine. Mais ce que nous voyons, ce qui nous saisit et nous va au cœur, c’est que ce regard adore et qu’il est pur comme la lumière du ciel. Impossible de regarder les autres figures du tableau après celle-là. L’élève avait tué l’œuvre du maitre en lui obéissant. Vasari raconte que, « dépité de voir un enfant faire mieux que lui, Verocchio de ce jour prit la résolution de ne plus toucher un pinceau. » Vraie ou non, l’anecdote dépeint admirablement le genre d’impression que produisirent sur les contemporains les premières œuvres du Vinci et l’élément nouveau qu’elles apportèrent à l’art. Je veux dire : la vie fascinatrice et le rayon concentré de l’âme.

Une autre anecdote non moins caractéristique et plus curieuse encore, sur les débuts de Léonard, nous est rapportée par Vasari. C’est celle de la rondache. Elle est bien connue. Mais il est nécessaire de la rappeler ici pour en tirer une indication dont personne ne s’est douté jusqu’à ce jour et qui est extrêmement significative. Car, jointe à la précédente, elle nous fera pénétrer, du premier coup, au cœur même du génie de Léonard.

Un jour, un fermier de Messer Piero lui apporta une planche taillée dans un figuier en le priant de lui faire peindre à Florence quelque chose de joli sur cette rondache en forme de bouclier. Le notaire donna le morceau de bois à son fils en lui transmettant le désir du paysan. Léonard répondit qu’il se chargeait volontiers de ce soin et qu’il tâcherait de satisfaire à la fois son père et le campagnard. Il fit polir et sculpter la rondache pour lui donner l’apparence d’un bouclier, la recouvrit d’une couche de plâtre et puis se mit à la peindre à sa manière. Pour cela, il s’enferma dans une chambre où personne n’avait le droit d’entrer que lui seul. Il y rassembla une collection des animaux les plus singuliers et les plus effrayants qu’il put se procurer, une ménagerie de lézards, de salamandres, de grillons, de serpents, de sauterelles, de crabes et de chauve-souris. Avec ces éléments savamment combinés, le malicieux rapin s’amusa à figurer sur sa rondache un animal plus horrible