Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/81

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un canon de tranchée laissé là ; le long des routes, d’énormes masques de papier tressé, gris, triste et qui déjà pend en certains endroits ; la route un peu rompue, hâtivement refaite. Et soudain le premier village : Lutterbach ; des drapeaux aux chaumières, des bras levés, des chapeaux agités, des cris : « Vive les libérateurs ! » Nous crions : « Vive l’Alsace ! » Nous dépassons les carrioles où foisonnent les rubans tricolores. Tout ce monde court vers la ville où va se faire le miracle. Et soudain, par Dornach, nous entrons à Mulhouse. La voiture vient stopper devant l’Hôtel de Ville.

C’est un émerveillement. Puis-je dire que chaque maison a son drapeau ? Non. : la cité tout entière semble roulée dans un immense pavois tricolore ; les rues paraissent, — tant les oriflammes couvrent les façades, — tendues de tricolore et, — tant les drapeaux saillent des fenêtres, — de tricolore plafonnées. De Dornach à l’Hôtel de Ville, une foule un peu éparse, incertaine, encore dans l’émoi du rêve incroyable : des chapeaux qui se lèvent sur notre passage, de larges sourires, des yeux qu’on essuie ; mais les cris hésitants. Nous mettons pied à terre et la foule reflue vers nous, mais avec une sorte de respect simplement souriant, presque muet ; les officiers allemands ne les ont point habitués à la pensée qu’on peut aborder familièrement un monsieur à galons. Et puis nos uniformes bleus peut-être déconcertent. Soudain un gamin se précipite et, se jetant sur moi, baise le pan de ma vareuse ; un vieux à ruban vert et noir me dit : « Mon lieutenant, voulez-vous me permettre d’embrasser votre Légion d’honneur ? » Nous avons les larmes aux yeux. Un gamin de huit ans portant dolman noir, pantalon garance et képi rouge vient nous offrir la main. Je le prends dans mes bras, le soulève au-dessus de la foule. Alors c’est fini : les relations sont établies, un immense cri de Vive la France ! et nous voici assaillis, des cris, des rires, des larmes, la débâcle de tous les sentiments doux et forts, l’écluse levée devant un torrent d’amour. Ah ! la belle heure ! l’heure merveilleuse !

Mulhouse nous attendait dans la frénésie d’un amour que surexcitait la reconnaissance. Ayant déjà connu deux fois, en 1914, les horreurs des combats, la cité était, par surcroît, depuis quatre ans, prise dans le front allemand. Et déjà son cœur battait de gratitude parce que, — le mot me fut dit cent fois, — « les