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pour lui, ce n’était là que du « déjà vu, » plus rien que de l’acquis. Et « je songeais que pourtant ces vieilleries étaient vieilles l’une de six semaines seulement, et telle autre de six mois, et la plus archaïque de deux ans peut-être.

Soudain, comme pour répondre à ces pensées, la manœuvre du passage de lignes une fois menée à son terme, une saisis- sante leçon de choses nous fut proposée. Une compagnie, armée seulement du fusil, comme au début de la guerre, et soutenue (à la faveur d’une convention complaisante) par une section de mitrailleuses, se déploya en ligne de tirailleurs, et, pendant dix minutes, exécuta des feux à la façon de 1914. Puis, les dix minutes d’après, une autre compagnie travailla à son tour, mais à la façon de 1917, c’est-à-dire que, formant en deux vagues d’assaut ses quatre sections, elle mit en œuvre à la fois la mousqueterie de ses voltigeurs, les grenades de ses grenadiers, les feux de ses fusiliers-mitrailleurs, et les rafales des mitrailleuses, et la canonnade des obusiers d’accompagnement.. Pour l’ouïe comme pour la vue, le contraste apparut formidable : entre la compagnie armée comme en 1914 et l’autre, si un combat réel s’était engagé, il se fût nécessairement déroulé comme la lutte d’une troupe européenne contre une bande de nègres armés de sagaies et de fusils à pierre.

Aussi, le soir venu, comme je m’en retournais avec le directeur de la manœuvre, le grave et sage commandant Létondot, depuis tombé au champ d’honneur, je lui dis : « Supposons un de nos capitaines d’infanterie, soldat de carrière, qui aurait été fait prisonnier à Blamont, le 15 août 1914, et rapatrié cette semaine : s’il avait vu les exercices que nous venons de voir, qu’en aurait-il compris ? — Rien, ou peu de chose. — Mais encore ? — A peu près ce qu’en pourrait comprendre un centurion de la seconde guerre punique ; — Mais si vous aviez eu comme spectateur de votre manœuvre un capitaine allemand, capturé hier au Sud de Juvincourt ? — Ah ! celui-là, au contraire, se fût senti à l’aise parmi nous, bien au courant et bien au fait, comme je le serais d’ailleurs sur un polygone allemand. Il n’aurait appris de moi, je ne pourrais apprendre de lui que peu de secrets, les quelques nouveautés, allemandes ou. françaises, que dévoilera la prochaine bataille, demain peut-être, et qu’après-demain Allemands et Français, se plagiant mutuellement, travailleront à s’approprier. »