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que l’ennemi interdit se dissipe, recule peu à peu dans les bois.

Il enlevait en cet instant l’admiration de ses zouaves. « Le commandant a été superbe, disait quelques heures plus tard l’un d’eux au P. Joyeux, sans même savoir qu’il parlait d’un mort. Voilà un homme ! Voilà un chef ! »

Cependant le temps ainsi gagné n’est qu’un répit précaire et de courte durée. L’ennemi va pousser son succès et redoubler d’efforts. Déjà ses obusiers bombardent Orvillers-Sorel. La lisière Nord de ce village, où nous nous trouvons rejetés, devient la ligne d’accrochage sur laquelle il nous faut résister à tout prix. Le colonel charge son adjoint de ramasser de ce côté les restes du 3e bataillon et d’organiser la défense du village sur la gauche, vers le chemin creux qui conduit aux bois de Mareuil et de Revance. Clermont-Tonnerre s’éloigne, suivi de deux ou trois hommes qui devaient l’aider dans sa mission. Il se dirigeait à grands pas vers le chemin creux ; vingt mètres le séparaient à peine du colonel, quand tout le groupe fut jeté à terre par un obus. Le colonel se releva seul, sans être touché, et ne vit pas, dans la fumée et la poussière soulevées par l’éclatement, ce qu’était devenu le commandant de Clermont-Tonnerre,

La bataille fit rage toute la journée. C’est le soir seulement qu’on s’inquiéta de ne pas voir revenir le commandant. Déjà il ne restait plus grand espoir sur son compte. Son absence faisait un vide qui s’ajoutait aux deuils de cette cruelle journée. Chacun la ressentait comme une blessure particulière. La nouvelle avait fait le tour des bataillons avec cette rapidité inexplicable des bruits qui circulent dans une foule. D’autre part, en rappelant les souvenirs de la matinée, personne ne pouvait rien assurer de certain. Le commandant était tombé, nul ne l’avait vu reparaître, mais nul témoin de sa mort, et personne pour y croire.

Ainsi sa mémoire incertaine flottait dans un état intermédiaire entre les vivants et les morts. Le fait de sa disparition se mêlait aux souvenirs légendaires de sa vie et provoquait dans le rang cent rumeurs et cent fables. L’imagination du peuple exige des détails et les crée autour de ceux qu’elle aime ; elle ne se résigne pas à l’ignorance. Le commandant vivait encore : on l’avait vu aux prises avec un groupe d’Allemands, lutter comme un lion, succomber sous le nombre, broyé, piétiné.