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de passage délicat, très propre à favoriser une embuscade des rebelles dont on signalait les vedettes à deux ou trois kilomètres de chaque côté de la route. Car il y avait là une route, une véritable route, que nos soldats avaient tracée d’hier, et où nos voitures commencèrent de monter avec une peine extrême, tant la pente était rapide et rendue glissante par la pluie. Cette route s’élevait en lacet à travers un maquis d’arbres arborescents, que dominaient de place en place les cèdres, grands seigneurs de ces bois. Leurs ramures sombres largement étalées laissaient passer des faisceaux de lumière, qui déchiraient de traits éblouissants les brumes pareilles à des fumées bleuâtres accumulées sous leurs branches. D’un côté du chemin, ils écrasaient de leur puissance notre passage de fourmis en voyage ; de l’autre, nous les dominions, et l’on apercevait de haut leurs cimes, le plus souvent fracassées, qui s’étalaient en belles nappes vertes aux bords harmonieusement ployés.

Au milieu de cette nature où les arbres et les hommes semblent les débris d’un ancien monde, tantôt on s’abandonnait au plaisir d’aller si librement et si vite à travers l’âpreté des choses et l’hostilité des gens, d’avancer dans ce chaos comme sur une route de France, et de surprendre ce matin, à son réveil, cette forêt presque vierge ; tantôt l’esprit cédait au regret de penser que nous allions bouleverser tant d’usages d’autrefois, pour établir à la place d’une naïve anarchie nos disciplines d’Europe, comme si nous étions assurés de l’excellence de notre civilisation, et que, sous l’ordre apparent de nos sociétés policées, il n’y eût pas autant de brutalité foncière, d’égoïsme et de désordre. Et comme, dans les poésies arabes, on voit deux cavaliers qui, découvrant de loin la ville vers laquelle ils cheminent, inventent chacun une image pour en vanter les délices et se livrent tour à tour à un transport auquel l’autre répond, ainsi, tout le long de la route, il me semblait entendre en moi deux voyageurs qui n’étaient pas d’accord, célébrer l’un après l’autre, ou tous les deux ensemble, des sentiments tout contraires.

Mais quand nous fûmes sur le sommet du col, et que nous vîmes les dernières pentes du Moyen Atlas s’abaisser rapidement à nos pieds, et au delà une immense vallée d’un vert jaune, et au delà encore une nouvelle barrière de montagnes plus élevées que celles que nous venions de traverser, le grand Atlas