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c’est une pensée qui se glisse, s’insinue par cette vallée au cœur des tribus ennemies. Nous rouions depuis Timhadit dans des régions tout à fait insoumises. Hors de l’étroit couloir gardé par les bivouacs dont nous voyons briller les feux, et par ces piquets de soldats échelonnés dans la vallée, l’insécurité est complète. A notre droite et à notre gauche s’étendent les domaines où règne le prestige des deux grands chefs berbères qui dominent le Moyen Atlas : Sidi Raho et Moha Ou Hammou le Zaïani, personnages assez mystérieux qu’aucun officier de chez nous n’a jamais vus face à face, et dont les caractères, si l’on en croit la légende qui s’est formée autour d’eux et les renseignements de nos postes, seraient aussi violemment contrastés que les rayures blanches et noires qu’on voit sur des tapis berbères.


Moha Ou Hammou le Zaïani est un vieillard de plus de soixante-dix ans. Jadis petit chef de tribu, comme tous les cheikhs de l’Atlas, il tenait son pouvoir des Anciens qui l’avaient élu en jetant, suivant la coutume, une poignée d’herbe devant lui. Mais cela est vite fané, une poignée d’herbe dans la montagne ! Pour asseoir son autorité au-dessus de l’opinion changeante, il accepta ou sollicita, je ne sais, du sultan Moulay Hassan, le titre de (laid, ce qui valut à celui-ci la satisfaction illusoire d’être représenté en pays insoumis, et à Moha le bénéfice beaucoup plus positif de recevoir des fusils. En ce temps-là, dans la montagne on ne se servait encore que. de vieux moukhalas à pierre ou à capsules, et quelques armes plus modernes donnaient à qui les possédait un avantage décisif dans les querelles intestines.

Quelques coups de fusil, judicieusement distribués, avaient déjà fait du Zaïani un chef craint et respecté, lorsque, à la mort d’Hassan, des soldats de son fils, le sultan Abd el-Aziz, mal payés et manquant de tout, vinrent se mettre à son service et constituèrent autour de sa personne une solide garde du corps. Appuya sur ces mercenaires (qu’il payait, m’a-t-on dit, avec le produit d’un impôt prélevé chez les prostituées nombreuses dans les grosses bourgades) il réussit peu à peu à établir sa puissance au-dessus des assemblées anarchiques. L’individualisme forcené de la race se retrouve tout entier dans la façon dont le vieux chef comprend l’exercice du pouvoir. L’autorité des anciens, la force de la coutume, les influences religieuses, tout a dû céder