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forment dans la montagne de longs rubans étroits, séparés par des cuvettes profondes, remplies de ces gros cailloux ronds qui semblent avoir été roulés par des ruisseaux de feu, comme en était jonchée la vallée au-dessous du poste d’Ito. Les cèdres ne s’aventurent guère au-dessous de quinze cents mètres. Dès que le terrain se creuse, ils s’arrêtent. Il faut à leurs racines un sol couvert de neige la plus grande partie de l’année, et qui en conserve pendant l’été l’humidité et la fraîcheur. D’en bas, on les voit tout là-haut, penchés au bord des cirques, comme les sentinelles géantes de l’immense troupe forestière qui se presse derrière eux. On dirait qu’ils redoutent la tristesse de ces dépressions stériles, auxquelles les indigènes donnent souvent le nom de vallées de la peur ou de la mort, et qui semblent emprisonnées dans leur grand cercle tragique.

Au fond de ces lugubres vallées, deux minces lignes de cailloux marquent seules le chemin à suivre, avec des tas de pierres dressées en pyramide pour indiquer encore la piste lorsque la neige est tombée, — mince trace d’une volonté ordonnée, continue, tout à fait étrangère aux gens de ces montagnes, et qui est déjà de la conquête. De loin en loin, un petit buisson d’hommes, cavaliers ou fantassins, assurent notre sécurité, présentent les armes au passage ; et nous les laissons derrière nous à la solitude et au brouillard... La nuit vient ; la pluie menace ; il faut se hâter pour atteindre avant l’obscurité complète le poste de Timhadit. Nos voitures filent rapidement à travers les pierrailles, sur la piste à peine tracée, dans ce pays à peine soumis, échappent aux ténèbres et au danger avec une si belle aisance qu’on semble presque ridicule d’avoir des armes avec soi. Autour de nous, ce n’est plus que choses vagues formes imprécises, espaces vides que la brume remplit, pâles éclaircies dans lesquelles on aperçoit des collines en pain de sucre, des restes d’anciens volcans, une nature tourmentée, d’une géologie fiévreuse, des crêtes boisées qui s’éloignent, les grands gestes d’adieu des cèdres, et quelquefois un long squelette blanc, avec ses branches nues, déchiqueté, funèbre, et qui semble dans le brouillard un perchoir fantastique pour des oiseaux fabuleux... L’humidité nous pénètre ; cette fin de journée est glaciale. Dans ce crépuscule de pluie on devient plus sensible à l’hostilité des choses. Les pressentiments du soir, les vaines inquiétudes commencent à vous traverser l’esprit. Pourquoi