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je vois les nappes paisibles s’étager autour de nous. Lorsque partout ailleurs les cèdres ne seront plus qu’une grande image de souvenir et de poésie, les hommes pourront venir contempler longtemps encore dans l’Atlas, au milieu de ces troncs superbes, de ces pousses vivaces et de ces patriarches blanchis, les témoins de la Bible et du Cantique des Cantiques !

Comment échapper sous ces branches à l’obsession de la très vieille histoire qui semble se passer à leur ombre, qui est morte depuis si longtemps et qui pourtant vit toujours ? C’est toujours le vieux monade d’Abraham et de Salomon que recouvrent ces vastes ramures. Et comme si à la présence du cèdre était nécessairement attachée l’idée du Juif, ici ce n’est pas seulement dans un grand souvenir verdoyant qu’on revoit Israël, on le retrouve en chair et en os, moins poétique peut-être qu’au temps de Rebeeca, mais toujours pareil à lui-même sous sa calotte noire et sa djellaba crasseuse. C’est lui le bûcheron ; c’est lui qui porte l’incendie dans le tronc séculaire ; c’est lui qu’on voit la hache et la torche à la main, au pied de l’arbre pour le détruire. Par quelle sorte de maléfice s’est-il découvert ici cette vocation de bûcheron, lui pourtant si peu rustique ? Sans doute je sais bien qu’il est dans l’ordre des choses que des bois soient exploités, mais cela prend ici une sorte de caractère fatal que ce soit justement des Juifs qui mettent le feu et la cognée dans un arbre quasi religieux, qu’ils devraient respecter, semble-t-il, comme un membre de leur famille et le symbole, pour ainsi dire, de leur pérennité...

De distance en distance on rencontre au bord du chemin un groupe de ces bûcherons juifs, leur djellaba de laine relevée sur leurs cuisses nues, tenant leur hache à deux mains, comme s’ils présentaient les armes. Près d’eux, des cavaliers en burnous se tiennent immobiles sur leurs petits chevaux, le fusil droit sur la selle, pour protéger la piste, car la forêt n’est pas sûre. Au passage du général, cavaliers et bûcherons s’inclinent, en abaissant devant eux leurs fusils et leurs cognées. Puis les cavaliers s’élancent à la poursuite de nos voitures, paraissant et disparaissant, comme les personnages d’un conte romantique, au milieu de ces cèdres eux-mêmes à la mesure des légendes.


On ne reste jamais très longtemps parmi les arbres, et la rapidité de l’auto abrège encore ce plaisir. Ces forêts de l’Atlas