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convertis ont mis beaucoup de leur sang, où les anciens proscrits d’Espagne et les mécontents d’Algérie ont porté beaucoup de leur haine, et dont le mystère attache mais ne la fait pas aimer... C’est à cent lieues de là, dans le Sud, au pied du Grand Atlas neigeux, dans un cercle de jardins, de palmiers et d’oliviers, un immense labyrinthe de brique et de boue séchée que le vent depuis dix siècles emporte chaque jour en poussière et qui se reconstruit sans cesse : Marrakech ouverte et joyeuse, qui, elle aussi, garde bien des secrets, mais paraît étaler toute sa vie sous vos yeux ; Marrakech aux tons de noisette, ou plutôt de gazelle qui fuit dans le soleil couchant, et dont les peintres éternellement chercheront en vain la couleur...


Au bord de la falaise abrupte où nous étions arrivés après des kilomètres d’ennui, s’élève le bordj d’Ito qui, au moment où la guerre éclata, était le poste le plus avancé que nous eussions sur le plateau, et d’où nos sentinelles surveillaient, par delà cette vallée de la mort, la mystérieuse forêt de cèdres où jamais encore nos colonnes ne s’étaient aventurées. Depuis, nous avons pénétré profondément dans la montagne ; la petite forteresse n’est plus qu’un relais pour les convois qui vont ravitailler des postes plus lointains. Quelques territoriaux dont j’aperçois les figures débonnaires y tiennent garnison, et l’on ne peut s’empêcher de songer en passant au singulier destin de ce petit groupe d’hommes de France, de quarante à quarante-cinq ans qui, devant ce royaume de féerie, où rien d’autre ne vit que les jeux de la lumière, au-dessus de ces volcans morts, montent la garde depuis des mois et des mois, et paraissent veiller sur cet horizon lunaire... A moins d’être un vrai poète, rien de plus accablant qu’un tel paysage d’autre monde. Et sans doute aujourd’hui détournent-ils avec horreur les yeux de cette merveille glacée dans ces bleus d’oiseau-mouche ou de martin-pêcheur, pour reposer leur vue sur le plateau que nous laissons derrière nous, bien triste avec ses ‘cailloux et ses revêches palmiers nains, mais dont la platitude même est un repos pour l’esprit.

Hélas ! je ne saurai jamais si, à l’entrée du gouffre bleuâtre, il y avait vraiment un derviche pour en garder la porte. Par une pente vertigineuse, toujours suivant l’auto du général (dont le fanion flottant au vent avait bien, lui aussi, quelque chose de