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qu’il en soit, la mort d’Eisner, tombé foudroyé, sur la Promenade, en pleine rue et en plein jour, a été le signal d’une scène de démence sanglante. Il y avait séance de la Diète ; un matelot y apporte la tragique nouvelle ; l’émotion est vive. Le ministre Auer monte à la tribune et prononce l’éloge funèbre de son collègue défunt. Soudain, plusieurs détonations éclatent : Auer s’affaisse, blessé très grièvement. Sur les bancs de l’Assemblée, un député du parti populaire bavarois, autrement dit du Centre, M. Œsel, est tué net. Un conseiller ministériel, des fonctionnaires, des officiers sont atteints. Qui a tiré ? Non point un contre-révolutionnaire, mais un socialiste indépendant, un garçon boucher, du nom de Peters, a-t-on dit, qui a voulu venger Eisner. Pour Auer, pas de doute : tout seul, à la tribune, où il formait cible, il a été visé ; quant au reste des balles, si elles n’ont pas été dirigées, elles ont été en quelque sorte inspirées et ne se sont point égarées : dans le tas, elles n’ont frappé que des adversaires.

Du dedans, l’agitation reflue au dehors ; la fièvre s’y exaspère en délire. Les cloches sonnent, le drapeau, rouge est mis en berne. Les magasins et ateliers sont fermés ; la circulation est interrompue ; des automobiles, chargées de soldats en armes, sillonnent la ville ; des cortèges se rendent à la Theresenwiese, en manifestant avec des menaces. On crie : « A bas la bourgeoisie ! » Les bureaux de tous les journaux sont occupés par des « délégués » qui accordent aux rédacteurs cinq minutes pour vider les lieux ; on fouille les maisons, les hôtels, et partout on s’empare des suspects. D’une part, la grève générale est déclarée ; d’autre part, l’état de siège est proclamé. Personne ne s’y trompe ; et d’ailleurs personne ne cherche à tromper : « Une seconde révolution commence, » avoue franchement un appel au peuple.

La balle de pistolet qui a tué Eisner et les balles qui y ont répondu n’ont fait que précipiter la situation, que crever un abcès qui était mûr. Cette dictature était faible ; peu conforme aux conditions du genre, trop doctrinaire, trop débonnaire ; elle n’avait, dans l’assentiment de la nation, ni bases solides, ni racines profondes : par la naissance même du dictateur, juif berlinois, de souche polonaise, elle lui demeurait comme étrangère. Eisner, pour la capitale et surtout pour les campagnes bavaroises, était beaucoup moins un chef d’État qu’un podestat improvisé, et improvisé par lui-même, subi plutôt qu’accepté ; et de nature, de tempérament ou d’inclination, avec de rares dons d’intelligence, quelques-uns peut-être d’esprit pratique, c’était plutôt un prophète qu’un conducteur.