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LE
SOUVENIR DE VAUVENARGUES

J’ai sur ma table de travail un coupe-papier en cuivre rouge qui m’a été donné par un lieutenant du 25èe, cruellement blessé depuis à Verdun. C’est un des mille petits objets qui se fabriquaient dans la tranchée avec des fusées d’obus boches. Celui-ci a cette originalité qu’une maxime de Vauvenargues y est gravée : « Le pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre. » Je garde précieusement ce souvenir de Vauvenargues qui m’est venu du front. Plus d’une fois déjà, les carnets de roule et les lettres de nos soldats, celles en particulier du capitaine Belmont, m’avaient fait sentir que leur âme s’apparente à la sienne. Sa morale est celle qu’ils ont mise en pratique. Mais, à vrai dire, elle est si française, si conforme à l’instinct de la race, qu’ils ont bien pu la trouver dans leur cœur sans avoir besoin de l’apprendre de lui et de lire ses ouvrages, et la liste ne serait probablement pas longue de ceux d’entre eux qui les ont lus. Qui lit Vauvenargues, en effet ? Nos lycées l’ignorent, et nos Universités même le délaissent ; il ne figure presque jamais sur nos programmes de licence ou d’agrégation. Aucun de nos classiques, à part Corneille, ne serait plus digne d’être connu de la jeunesse et n’en serait mieux compris ; aucun n’est moins populaire.

Il n’y a pas d’ailleurs à s’en étonner. La faute en est à la forme ingrate sous laquelle ses idées se présentent. Il est mort jeune, avant d’avoir pu achever son œuvre dont il n’avait publié qu’une partie, et cette œuvre fragmentaire, seulement ébauchée, sans ordre, pleine de tâtonnemens, de redites, d’apparentes