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vert-gris, prisonniers d’hier, libérateurs, libérés, étudiants à bérets, jeunes filles à papillons, vétérans le chapeau de soie en arrière et conscrits enrubannés, tout cela coule en un fleuve coloré, bruyant, roulant dans ses flots des paillettes étincelantes, dans un bruit de baisers que couvrent les Sambre-et-Meuse, les Marseillaise, les Madelon et les Chant du Départ.

Tout autre spectacle : une salle de concert, vaste et toute de tricolore tendue ; les bourgeois de Strasbourg ont convié les officiers à une fête de bienvenue. Ce doit être, après les discours de Kieffer, une suite de chants et de poésies ; on y lit, entre deux verres de vin du Rhin, un télégramme du président Poincaré, écouté avec une sorte de tremblement religieux et, pour la dixième fois, on réclame la Marseillaise. Une cantatrice alsacienne la chante ; on reprend en chœur le refrain. Lorsqu’on arrive au couplet : « Amour sacré de la patrie, » on sent une salle soulevée : les mains droites se lèvent comme pour porter à un trône la « Liberté chérie. » Quel parterre ! Quelles corbeilles de fleurs ! ces jeunes filles et jeunes femmes dans les atours traditionnels et ce monde d’officiers joyeux ! Comment tout cela eût-il pu finir sans qu’on s’enlaçât pour la valse ? Voici que se réalise l’estampe légendaire et longtemps fabuleuse, — et si lourdement raillée par l’Allemand : l’Alsacienne au flot de rubans noir valse avec le jeune officier français ; l’orchestre a déchaîné la danse, la danse ne fait plus grâce à l’orchestre ; elle ne lui fit grâce que bien peu avant l’aube.

Quiconque, journaliste, officier, arrivait ce soir-là à Strasbourg, restait éberlué. La ville semblait folle : nous avions vu depuis l’entrée de Gouraud grandir cette belle folie qui était faite dès la première heure des sentiments les plus forts que le cœur humain puisse connaître, mais qui s’était exaltée de la vue du grand chef, admirable et aimable, surexcitée de la vue des soldats beaux et bons enfants, nourrie de sa propre joie et portée au paroxysme. On ne pensait point se calmer ; on ne le voulait point ; on avait pleuré des années, on pouvait bien rire des jours. Lorsque, le dimanche 24, étant allé passer la journée au pied de Sainte-Odile, argentée par une nuit de jolie gelée, je revenais, ce troisième soir, à Strasbourg, je trouvai encore des bals improvisés aux carrefours.

La cité demeurait saisie elle-même du spectacle que, depuis trois jours, elle donnait. « Nous avons été les premiers étonnés