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Mais, autant que l’on peut s’en rendre compte par l’exécution, il y a quelque hésitation, quelque flottement dans les directives du Grand Quartier général ; sans doute, il craint d’aborder von Kluck de front. Ce n’est pas un subordonné commode. Celui-ci pourra se défendre, par la suite, en assurant qu’il n’a fait qu’exécuter des ordres antérieurs quand il s’est porté sur la Seine par Rebais et Montmirail. Il se persuade, d’ailleurs, qu’il s’est suffisamment gardé du côté de Paris en laissant son IVe corps de réserve et une division de cavalerie en flanc-garde.

Essayons d’entrer dans le raisonnement de von Kluck. « Ce serait vraiment absurde, se dit-il, de porter le trouble, en ce moment, dans la marche des deux armées et de me forcer à attendre Bülow, quand je tiens l’ennemi. Comment hésiterait-on à foncer sur des corps que la retraite a disloqués en partie, mais qui seraient parfaitement aptes à se battre, si on les laissait se reconstituer ? Il faut saisir l’occasion : elle ne se présente pas deux fois. » Sa conception de la bataille, qui domine, dès lors, tous ses actes est, d’après les faits et les témoignages concordants, la suivante : poursuivre l’ennemi à fond jusqu’à la Seine et le rejeter d’Ouest en Est sur la Champagne sans attendre Bülow et von Hausen. Au contraire, les précéder pour pousser l’armée de Joffre pantelante sous leurs coups quand ils arriveront. L’heure n’est pas venue de procéder à l’investissement de Paris. Si l’on s’arrête maintenant, devant le camp retranché, si l’on perd un ou deux jours, l’ennemi, ayant conservé la liberté de ses mouvements, peut soit s’échapper encore, soit se retourner dangereusement [1]

  1. De toutes les explications qui ont été données du côté allemand, au sujet de la manœuvre de von Kluck, celle qui se rapproche le plus des faits a été publiée par le Matin du 14 décembre 1918 comme émanant de von Kluck lui-même. Von Kluck aurait dit, dans un moment d’épanchement, que la première faute commise par le Haut Commandement allemand aurait été de ne pas donner suite au premier projet de marcher le long des côtes pour donner à la France le sentiment de l’isolement ; que la seconde faute aurait été de se laisser hypnotiser par le rêve d’une entrée à Paris (on avait pour cela préparé un drapeau de vingt mètres de large qui devait être planté au haut de la Tour Eiffel). « L’entrée à Paris aurait été prévue, ajoute le général vaincu, pour le 2 septembre (on remarque la coïncidence avec le raid von der Marwitz). Mais, que diable ! nous avions des éclaireurs, nous avions des aéroplanes, nous avons vu, le 31 août, ce qui se passait devant nous. Nous avons appris que cette armée, qui était tout sens dessus dessous, avait changé d’aspect en quelques heures. En présence d’une pareille surprise, que voulez-vous faire ? Pousser trop de l’avant (en direction de Paris) aurait été une folie. Malgré les conseils pressants, sinon les ordres qui me venaient de haut, (on constate le manque d’énergie dans le Haut Commandement), j’ai dû y renoncer.
    — Mais, dit l’interlocuteur, pourtant, l’effet moral de l’entrée à Paris ?
    Il eût été beau, l’effet moral ! Huit Jours après (il aurait pu dire deux jours après) j’aurais eu une armée française dans le dos et nos communications coupées ! Non, le seul moyen c’était d’engager une nouvelle bataille ; car, j’avais compris que celle de Charleroi n’avait pas été décisive (voilà le fond des choses, et la réalité, telle qu’elle résulte de l’étude attentive des faits ; seulement, von Kluck s’en est aperçu un peu tard). Joffre s’était retiré avant de l’avoir perdue définitivement. Vous m’entendez bien, il n’y avait pas d’autre issue. Il fallait une nouvelle bataille et il fallait la gagner. Le sort de la guerre en dépendait. »
    Von Kluck ajoute que l’élément décisif a été le ressort du soldat français, qui a pu se ressaisir en pleine retraite. « C’est là une chose avec laquelle nous n’avons jamais appris à compter ; c’est là une possibilité dont il n’a jamais été question dans nos écoles de guerre. Nous avons commis une erreur, reconnaissons-le, et je n’ai pas ét6 le seul. Ceux qui sont venus après moi l’ont commise aussi. » Et von Kluck ajoute : « Nous avons été peut-être trop savants ! » (C’est la conclusion de nos propres études : nous n’avons cessé de signaler les faute » lourdes du pédantisme allemand.)