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Au lendemain de l’armistice, j’ai vu, à Lille, quelques-uns de ces petits qui venaient de rentrer. Ils avaient la poitrine rétrécie, le des voûté comme des vieillards. Leurs yeux d’eau pure étaient entourés d’un cercle de charbon. Leurs pauvres petites figures, grosses comme le poing, étaient navrantes à regarder : toutes naïves encore et déjà altérées par la souffrance.

Le labeur auquel on condamne ces enfants est celui d’un bagne. Soufflant dans leurs bajoues, ce sont de vrais garde-chiourmes qui les surveillent : « Ah ! qu’ils pouvaient donc être méchants [1] ! » Ils étaient toujours armés de gros gourdins. Si l’on s’arrêtait un instant, ils couraient sur vous, vous frappaient à coups de crosse, à coups de bâton, à coups de botte, n’importe où : dans les jambes, dans les reins, dans le dos. Ils criaient :

Los, arbeit, arbeit...

« Nous n’étions pas à plus de deux kilomètres des lignes, nous étions battus par les obus anglais... Il y en avait, parmi nous, qui étaient tués, d’autres blessés. A côté de moi, l’un l’a été à la jambe, un autre à la figure ; sa joue a été enlevée ; beaucoup recevaient. des éclats d’obus dans les bras. Ils criaient, leur sang coulait ; on les emmenait, et chacun de nous se demandait :

— Quand est-ce que ce sera mon tour ? »

Plus tard, ayant été évacué dans un hôpital, Etienne H... peut nous dire ce qu’il y a vu : « Le médecin allemand ne venait qu’une fois par semaine. Heureusement, nous étions aux soins d’infirmières françaises ; mais, le 3 octobre 1918, tous les malades et blessés ont dû quitter l’hôpital pour être dirigés sur Tournai. On les a laissés en gare de Lille, depuis sept heures du matin jusqu’à onze heures et demie du soir, sans soins, sans une goutte d’eau. Les fiévreux grelottaient, accroupis par terre ; les blessés à mort étaient couchés sur des civières, sans une couverture. Arrivés à Tournai, on les a conduits dans un hôpital, un ancien couvent, où ils furent laissés sans pansement, sans docteur, dénués de tout, pendant quinze jours. Voilà ce dont j’ai été témoin... » « A l’hôpital militaire de Lille, certifie de son côté une infirmière, on renvoyait les jeunes gens atteints « d’incapacité physique. » Ils mouraient comme des mouches, sans secours d’aucune sorte, sans médicaments. »

  1. M. Georges Lyon a raconté ici même l’assassinat du fils du docteur Vanneuverswyn qui avait été enrégimenté comme travailleur et celui d’une jeune fille qui avait voulu protéger son frère emmené en prison.