Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 50.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

admirer sa boute, en pensant que tu m’aimes, que je n’avais aucun titre à ton amitié, que ce bien si doux, je le tiens d’elle ?… Adieu, mon frère, mon bien-aimé. Je t’embrasse de toute la tendresse de mon cœur. » Et encore : « Tu m’es si présent, que je ne crois pas, hors le temps du sommeil, avoir passé une demi-heure sans penser à toi. Qu’il est doux de s’aimer, de s’aimer en Dieu ! Mais il ne faudrait pas se séparer, cela fait trop de mal. Quelquefois il me semble que je ne t’ai point assez dit combien tu m’es cher, mais tu n’en doutes point, n’est-ce pas ? Dis-moi, mon Denis, que tu n’en doutes pas. » Et encore : « Mon frère, mon tendre frère, si tu savais combien ton petit billet de Tours m’a fait du bien ! Le voilà, je l’ai déjà relu dix fois. Il ne me quittera jamais. O mon Dieu, que vous êtes bon de m’avoir donné un frère ; je méritais si peu un pareil bonheur ! Mon Dieu, je vous rends grâces ! Mon Dieu, conservez-le-moi, unissez-nous en vous, à jamais[1] ! » Nous voilà maintenant, je pense, suffisamment fixés et édifiés. Nous comprenons ce que voulait dire Lamennais quand il écrivait : « Vous le dirais-je ? Même d’homme à homme, où la réserve est moins nécessaire, il y a une mesure chrétienne d’affections que je crains quelquefois de passer. » Ne nous étonnons donc plus de rencontrer dans les lettres à la baronne Cottu certaines expressions un peu vives ou un peu trop tendres qui, sous une autre plume, — et à une autre époque, — pourraient paraître ne pas relever de la pure et simple amitié. Ce sont là façons de parler romantiques qui ne tirent point à conséquence. La rhétorique du temps veut que le lyrisme règne partout, et elle n’admet pour sentiments sincères que ceux qui s’expriment sans aucune simplicité. Tous ces gens-là ont lu la Nouvelle Héloïse et René ; ils vont lire Lamartine[2] ;

  1. Auguste Laveille, Un Lamennais inconnu : Lettres inédites de Lamennais, à Benoit d’Azy, pp. 1, 4, 5 ; 2, 3, 7. — Les onze premières lettres sont mal datées de 1818 ; elles doivent l’être évidemment de 1819, les premières relations de Lamennais et de Denys Benoit datant de la fin de l’année 1818.
  2. On a noté tout à l’heure au passage, dans un fragment de lettre à Benoît d’Azy, le thème et presque la formule d’un vers de Lamartine :
    Un seul être me manque, et tout est dépeuplé.
    Et voici du René dans une lettre à Mme Cottu (Lettres, p. 31) : « Il faut donc que tous ceux qui m’aiment et que j’aime souffrent de moi et par moi. Cela ne me rattache pas à la terre. Peut-être que, quand je ne serai plus, ils seront moins malheureux. Qui sait cependant si mon souvenir ne les tourmentera pas encore ! Il y aura dans le souvenir quelque chose de moi, et je porte l’affliction partout… »