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étaient jugées insuffisantes, dénoncées comme renfermant les pires réticences. On aurait voulu pousser Lamennais hors de l’Eglise qu’on n’eût pas agi autrement. Qu’il ait été aigri, exaspéré par toutes ces fâcheuses manifestations d’un zèle intempestif, c’est ce qui n’est que trop aisé à comprendre. Hélas ! ce n’était pas un saint, et .l’intégrité de sa foi avait d’ailleurs subi plus d’une atteinte. Mais parmi ceux qui ont le plus sévèrement flétri son « apostasie, » est-il bien sûr que personne n’ait eu dans sa défection une petite part de responsabilité morale ?


IV

« Mes derniers jours sont fort amers, amers de toutes les façons. J’ai eu confiance dans la probité des hommes, et ils m’ont trompé. Je n’ai pas voulu croire à leur fausseté, à leur malice, et je suis victime de leur malice et de leur fausseté. J’élevais ma frêle tige vers le ciel, sur la foi de quelques rayons qui l’attiraient par leur éclat et leur douce chaleur : et l’orage est venu ; et les vents ont soufflé, et la pauvre tige est là, gisante, sur la terre froide et nue. » C’est à une admirable femme, à une amie, la baronne Cottu, que Lamennais, vers la fin de 1832, tenait ces propos découragés et pessimistes. La correspondance qu’il a échangée avec elle pendant trente-cinq ans, et que M. d’Haussonville nous a fait connaître, est peut-être celle qui éclaire le mieux la question, obscure et complexe, de sa sensibilité. S’il est vrai, comme l’a dit Pascal, que « tout notre raisonnement se réduit au sentiment, » cela est encore plus vrai de Lamennais que de la généralité des hommes. Qui connaîtrait à fond la nature et l’espèce et les réactions habituelles de sa sensibilité serait bien près de l’avoir expliqué tout entier.

La vie sentimentale de Lamennais, jusqu’à sa prêtrise tout au moins, nous est fort mal connue. Je laisse, bien entendu, de côté, de fâcheuses insinuations que je n’aime guère à rencontrer sous certaines plumes, et qui, ne reposant d’ailleurs sur rien de sérieux, se sont pourtant imposées à quelques biographes Faut-il admettre d’autre part, avec tous les historiens, que le grand écrivain eut, vers dix-huit ans, un amour malheureux, que cette déception le plongea dans une mélancolie profonde et ne fut pas étrangère à sa vocation sacerdotale ? Et Lamennais