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servir véritablement est de ne s’occuper de moi en aucune façon. Je ne tracasse personne ; qu’on me laisse en repos de mon côté ; ce n’est pas trop exiger, je pense. Il suit de tout cela qu’il n’y a point de correspondance qui ne me soit à charge. Écrire m’ennuie mortellement, et de tout ce qu’on peut me marquer, rien ne m’intéresse. Le mieux est donc, de part et d’autre, de s’en tenir au strict nécessaire en fait de lettres. J’ai trente-quatre ans écoulés ; j’ai vu la vie sous tous ses aspects, et ne saurais dorénavant être la dupe des illusions dont on essaierait de me bercer encore. Je n’entends faire de reproches à qui que ce soit ; il y a des destins inévitables ; mais si j’avais été moins confiant ou moins faible, ma position serait bien différente. Enfin elle est ce qu’elle est, et, tout ce qui me reste à faire est de m’arranger de mon mieux, et, s’il se peut, de m’endormir au pied du poteau où l’on a rivé ma chaîne ; heureux si je puis obtenir qu’on ne vienne point, sous mille prétextes fatigants, troubler mon sommeil.


Quand on rapproche, comme nous venons de le faire, — à dessein, mais à tort, — tous ces textes les uns des autres, il est bien difficile de se dérober à l’impression que presque tous les critiques ont exprimée, à savoir que Lamennais n’était pas né pour être prêtre, qu’il a eu la main forcée, que ses directeurs se sont lourdement trompés sur son compte, et qu’ils ont assumé une terrible responsabilité devant l’Eglise et devant l’histoire… J’ose ne point partager cet avis, et bien loin d’incriminer la prudence ou la clairvoyance de l’abbé Carron et de l’abbé Jean, de l’abbé Brute et de l’abbé Teyssère, je suis bien plutôt tenté, — avec quelques bons juges, — de leur donner raison. Pourquoi, profanes et incompétents que nous sommes, en des matières si délicates et si complexes, avec les pauvres éléments d’information dont nous disposons, verrions-nous plus clair que de saints et intelligents prêtres ? La « défection » de Lamennais, à laquelle on songe toujours en pareil cas, n’est ici qu’un trompe-l’œil. La défection de Lamennais s’explique par des circonstances et par des raisons toutes particulières, et elle ne l’a pas empêché d’être, quinze ou seize ans durant, un très bon, un excellent prêtre. Trompe-l’œil aussi, j’ai failli dire surtout, ces extraits ingénieusement choisis et artificieusement groupés de lettres du grand écrivain, et qui, — c’est le mieux qu’on en puisse dire, — ne représentent que des moments de sa pensée, et non pas l’état permanent de son