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l’exagérant une fine et spécieuse observation de M. Henri Bremond, — une âme à la fois assoiffée et privée par nature des joies sensibles du mysticisme, et puisant, dans ses multiples déceptions intérieures, des raisons sans cesse renaissantes de se décourager, d’ajourner les décisions suprêmes. et il faut voir avec quelle terrible ingéniosité M. Maréchal interprète dans ce double sens les moindres déclarations de son héros, et jusqu’à ses plus innocentes traductions. Je vois les choses, pour l’instant, je l’avoue, plus simplement, sous un aspect moins littéraire et moins dramatique. À la veille de sa tonsure, Féli écrit à Brute (17 février 1809) :


Quand je réfléchis sur ma vie passée, sur cette vie toute de crimes que les austérités les plus rigoureuses, la pénitence la plus sévère et la plus longue ne seraient pas suffisantes pour expier, et qu’après cela je viens à considérer mon étal présent, cette tiédeur, cette mollesse, ce poids des sens qui me lasse et qui m’abat, cet amour-propre qui ne se sacrifie jamais qu’à demi et qui renaît sous le couteau même, j’entre dans une frayeur qui n’a que trop de fondement, et je me demande si c’est donc à un malheureux tel que moi de pénétrer dans le sanctuaire, et si je ne devrais pas bien plutôt me tenir prosterné au bas du temple, comme ce pécheur de l’ancienne loi, moins pécheur que moi…


Je m’apitoierais bien volontiers sur cette sainte détresse, si je ne me rappelais des aveux analogues sous la plume de tous les mystiques, de tous les excellents prêtres, — voyez, par exemple, les lettres de Bossuet au maréchal de Bellefonds, — bien mieux, si je n’en retrouvais de semblables sous la plume de l’abbé Jean, lequel pourtant n’a été atteint à aucun degré du « mal de Rousseau. » Lui aussi, écrivant au même abbé Brûlé, parlera de sa « pauvreté, » de sa « faiblesse, » de ses « crimes, » de « toutes les passions encore vivantes au fond de son cœur. » « Lorsqu’il en faut venir, dira-t-il encore, à porter le dernier coup à l’amour-propre, le fond de l’âme se déchire, et le courage manque. » Qu’en conclure, sinon qu’il n’en faut rien conclure pour ou contre le « romantisme » de Lamennais ? Jusqu’ici, son cas est « classique, » parfaitement classique, et les scrupules mêmes qu’il éprouve, le sentiment qu’il a de son indignité personnelle et qu’il exprime d’ailleurs si éloquemment nous seraient, au besoin, une preuve assez forte de la réalité de sa vocation sacerdotale.