Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à un désir. Ce manque du cran d’arrêt intérieur, chaque petit détail de sa vie me le révélait maintenant. Chaque jour, c’était une affaire pour qu’il se levât le matin. Son père, sa mère, moi, à six heures, nous étions au travail. Lui traînassait au lit, jusqu’à la dernière minute. A table, servait-on un plat un peu meilleur ? Il en reprenait jusqu’à ce qu’il n’en restât plus. Une bouteille de vin vieux ? Il la finissait. Et cela, automatiquement, machinalement. Et c’étaient des demandes continuelles à maman de confitures, de sucreries, de gâteaux. La pauvre femme les lui donnait en cachette de mon père et de moi. Elle se privait et nous privait pour lui. Ces riens se remarquent dans les très petits ménages, comme le nôtre. Et jamais l’idée du dur travail par lequel mon père subvenait aux dépenses ne refrénait cette gourmandise. Où ne le mènerait pas cette faiblesse de volonté, arrivé à l’âge de la grande tentation, celle de la femme ? Cette inquiétude constante à son endroit m’a empoisonné ma préparation, puis mon séjour à l’Ecole Centrale, d’autant plus qu’une explication violente, survenue entre nous lors de mon entrée à cette école, m’avait éclairé d’un jour plus sinistre encore les profondeurs de cette dangereuse nature. Des camarades nous avaient invités tous deux, pour fêter mon succès, à un dîner de jeunes gens. Au dessert, on avait apporté des londrès. Comme nous nous levions, le repas fini, je vois mon frère prendre à pleine main les cigares qui restaient dans la soucoupe posée devant lui. La soirée se prolonge. Revenant ensemble à la maison, vers minuit, je lui fais honte d’une pareille indélicatesse. D’habitude, à mes remontrances, il répliquait d’abord vivement, puis il se dérobait, il fouinait. Ce soir-là, échauffé par le vin de Champagne et les petits verres, il commença par gouailler : « Tu aurais mieux aimé que je laisse là ces cigares, et que les garçons les fument ? « Je le vois encore mordiller le bout de ses doigts, pour me répondre cette impertinence. Quel autre signe de son impuissance à se dominer, ces ongles rongés jusqu’au sang, à plus de vingt ans ! « Et puis, continua-t-il d’une voix qui s’exaspérait de phrase en phrase, j’en ai assez. Oui, j’en ai assez de ta morale. Je n’y crois pas, entends-tu ? La vie, c’est la foire d’empoigne, et le reste, un tas de blagues. Voilà trop longtemps que tu me la fais à l’homme supé« rieur ! » Et sombre, haineux : « Moi, j’ai raté mon bachot.