Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 49.djvu/19

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Et ses fils ?

— C’est le cadet qui l’a fait apporter ici. L’ainé est ingénieur en Russie. Il est arrivé cette nuit, juste à temps pour conduire le deuil. Il est en haut, dans la chambre.

J’avais eu scrupule de demander Blaise, que je devinais accablé de chagrin. Il me répugnait de parler du mort avec Amédée, après sa lettre de quémandeur. Je m’étais dit que je les verrais tous deux derrière le cercueil de leur père. Ils se tenaient, en effet, debout l’un à côté de l’autre, le lendemain, au premier rang de l’assistance réunie, pour rendre les derniers devoirs à M. Jules Marnat, dans la petite chapelle des Frères de Saint-Jean de Dieu, encore trop grande, vu le nombre des personnes venues là : quelques collègues de l’universitaire, quelques dames, amies sans doute de Mme Marnat, et trois anciens élèves de la pension, en me comptant. Grâce aux confidences de l’un d’eux, resté en rapport avec Amédée, je pus recueillir quelques détails plus précis sur la tragédie latente de la famille Marnat. Il me parlait à mi-voix, tandis que nous suivions à pied le corbillard, la messe finie, par le boulevard des Invalides d’abord, puis l’avenue du Maine. Le brouillard d’automne, jaunâtre et dense, me rappelait l’apparition par des matins glacés, sous les arbres de notre cour, du laborieux donneur de leçons qui reposait maintenant, pour toujours, entre ces planches recouvertes de drap noir.

— Oui. Le portier de l’hôpital t’a dit vrai. C’est la mort de Mme Marnat qui l’a tué. Le peuple n’a pas si tort dans ses expressions : se faire du mauvais sang, de la bile. Et la pauvre femme elle-même, elle s’est rongée de chagrin à cause des bêtises d’Amédée ! Elle les a prises au tragique... C’est entendu. Il s’est amusé et ça lui a coûté un peu cher. Mais comme je disais à la mère : « Il faut bien que jeunesse se passe. Il est si intelligent, et c’est un si bon garçon. Il se reprendra. Il paiera ses dettes. — Vous me faites du bien, » me répondait-elle, et puis, une fois seule, elle retombait dans son angoisse, à cause de Blaise qui, lui, ne veut plus connaître son frère. Tu as remarqué ? Ils ne se sont pas parlé à la chapelle. Ils ne se parlent pas maintenant. Tu verras. Ils se quitteront sans se dire un mot... Quel type impossible d’ailleurs que ce Blaise ! Tu sais comment il est devenu manchot ?... Mais oui, insista-t-il, sur mon geste d’étonnement. Il est manchot. Regarde.