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des grands opposants de l’Université après le coup d’État : un Frédéric Morin, un Eugène Despois. Entré le premier à l’Ecole Normale, reçu le premier à l’agrégation, il avait, à vingt-six ans, démissionné de la rhétorique d’un grand lycée de Paris, pour ne pas prêter serment à l’Empire. Depuis lors, il vivait de cours libres et de répétitions. Qu’il préférât ce gagne-pain si modeste aux fructueuses besognes du journalisme, c’était la preuve d’une intransigeance absolue dans ses convictions. Il avait redouté les compromis forcés d’une presse surveillée de près par le pouvoir. Ces républicains de frappe romaine n’étaient pas rares dans cette période. Rationalistes à tempérament religieux, ils reportaient, à leur insu, les traits de l’idéal chrétien sur le mythe révolutionnaire. Leur ascétisme et leur dévouement les revêtaient, pour nos imaginations de dix-sept ans, d’une autorité de martyrs et d’apôtres. Discuter un jugement de M. Jules Marnat tenait pour nous du blasphème. Croirait-on que je suis demeuré longtemps un peu honteux de mon goût très vif pour Prosper Mérimée et Sainte-Beuve, simplement parce que cet inflexible protestataire les avait stigmatisés devant moi : « Ah ! oui ! Monsieur le sénateur Mérimée ! Monsieur le sénateur Sainte-Beuve !… » Comme dans les notes des Châtiments, il avait ajouté : « Trente mille francs par an. » C’était le déclic d’un couperet de guillotine que des mots pareils tombant de la bouche du vieux jacobin.

Il n’était pas qu’un jacobin. Cette influence exercée sur quelques-uns de ses élèves et sur moi en particulier, il la devait à la ferveur dont il brûlait pour la littérature antique. Cette flamme en faisait un artiste en expression, réellement extraordinaire. Les écrivains latins surtout lui inspiraient un culte passionné. Chacune de nos pauvres répétitions, destinées très utilitairement à nous transformer en bêtes à concours, devenait, pour ce dévot, l’occasion d’une véritable liturgie. J’ai raconté qu’il nous donnait à traduire un texte à livre ouvert. Indifférent d’abord jusqu’à la froideur, le latiniste en lui s’échauffait. À notre traduction ânonnante, la sienne soudain se substituait. Il parlait, et le mâle langage de Tite-Live et de Tacite se transcrivait en une prose française, égale au modèle par le raccourci et le serré. Presque plus d’auxiliaires, de verbes « avoir « et « être, » presque plus de conjonctions. Il la voulait, cette prose, nettoyée de ce qu’il appelait énergiquement