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lampe pendait au plafond, éclairant le vaste front, prématurément chauve, du maître, son masque creusé, l’arête fière de son nez aquilin, sa longue barbe noire sur laquelle il passait, à de certains moments, sa blanche main nerveuse : et quand ses paupières se relevaient, elles découvraient des yeux bruns d’une ardeur douloureuse.

« Tout de même, après quarante ans, pensais-je, en me rappelant ainsi, dans l’éclair d’une demi-hallucination, ces lointaines heures d’une jeunesse ardemment studieuse, m’annoncer son retour en France et sa visite par un téléphonage de concierge ! Quel original que ce Blaise !... C’est trop naturel. Il était déjà si fermé, si replié ! Le vieux Marnat l’avait élevé à l’école du Pœte, non dolet de la courageuse Arria, celle de l’enfant spartiate qui se laisse dévorer par son renard sans crier. Ce dressage stoïcien aura tourné en dureté, avec cette existence passée tout entière sur des chantiers, à construire des chemins de fer en Asie, en Afrique, en Amérique, parmi des brutes noires et jaunes. Il ne m’a pas oublié, puisqu’il veut me revoir. Il emploie un procédé qui n’est ni cérémonieux, ni tendre. Ne lui en voulons pas. J’aurai tant de plaisir à causer avec lui de son père ! »


Pour que l’on comprenne bien quelle corde remuait en moi cette rencontre toute prochaine, et si complètement inattendue, avec mon camarade de classe, il faut que je dessine avec plus de précision la figure morale de cet humble répétiteur de collège. Elle expliquera la place occupée par lui dans ma mémoire d’écolier. Quand on aime passionnément la pensée, on garde, à travers l’existence, une gratitude d’une qualité unique aux maîtres qui vous ont, les premiers, initié au travail sacré de l’intelligence. C’est la mystique de l’enseignement, sa profonde et noble poésie que cette paternité spirituelle, indéfectible comme l’autre, et qui veut qu’à la distance d’un demi-siècle nous retrouvions, vivante en nous, l’empreinte spirituelle de certains professeurs. Ainsi en était-il de M. Jules Marnat et de moi. Pour s’emparer d’une jeune âme, à l’époque où je suivais ses leçons, ce maître possédait un double prestige : celui de l’homme et celui du lettré. Il est bien oublié aujourd’hui, sauf par quelques fidèles. Sous l’Empire, il possédait, dans le petit monde scolaire, cette renommée clandestine, qui fut celle