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était presque impossible de les conduire sur la route glacée ; aussi beaucoup d’entre eux roulaient sur le côté, se renversaient, d’autres prenaient feu ; plusieurs aussi étaient abandonnés, sans aucune avarie apparente, dans la vague incessante (ceaseless tide) d’un trafic qui ne s’arrêtait jamais. On avait l’impression d’une remarquable organisation, mais qui dépendait de l’initiative de chacun de ses membres et était fondée sur elle… Le conducteur, de qui une négligence momentanée pouvait jeter le désordre dans toute la colonne, n’avait aucune autre règle, pour s’en tirer avec honneur, que la conception rapide et sûre du moyen de résoudre chacune des difficultés qui pouvaient se présenter : les trous et la glace, son camion qui patine ou dérape, les véhicules qui passent auprès du sien, dans le même sens ou dans le sens opposé, le camion qui route devant lui et celui qui le suit, les voitures démolies sur le bord de la route… Pendant combien d’heures, la nuit, j’ai regardé les lumières pâles de tous ces camions, se déroulant du Nord au Sud, comme les replis de quelque gigantesque et lumineux serpent, qui jamais ne s’arrêtait et ne finissait jamais[1] ! »

C’était en effet ce qui frappait : la continuité du mouvement. Dès qu’une voiture s’arrêtait, si elle ne pouvait pas repartir tout de suite, on la poussait immédiatement sur le côté, dans les champs, n’importe où, on la faisait même basculer dans les ravins. Pas d’interruption : à tout prix dégager la route : telle était la consigne donnée à tous les agents de la Régulatrice chargés de la circulation, et elle fut observée.

Pauvres camions ! dans quel état, pour la plupart ! Boueux, maculés, éraflés, défoncés ; les uns bariolés de traces de camouflage, les autres gris et ternes, et, certains, leurs capots emmaillotés de paillassons déchiquetés. Sur les sièges, souvent derrière une espèce de barricade de mica, des tas de peaux de biques, d’où émergeaient les têtes blafardes et épuisées des conducteurs, gais encore quand même et vous jetant une blague au passage. Et puis, tous, très fiers de leurs « insignes : » on sait ce que c’est : une vignette peinte, en couleurs crues, sur le côté du camion, et qui sert à désigner la section et le groupe

  1. An American Ambulance in the Verdun attack, par Frank Hoyt Gailor, conducteur dans une section sanitaire américaine, dans le très intéressant volume Friends of France, publié par le comité des Ambulances américaines en service dans les armées françaises.