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L’ALSACE ET LA LORRAINE RETROUVÉES.

De Spincourt à la frontière, lundi, 18 novembre.

Encore une jolie matinée, un peu froide, mais si pure ! Ciel de saphir et de perle. Atmosphère limpide où les arrière-plans teintés de carmin et de mauve prennent des tons de fraîche aquarelle. Un étang, parmi les terrains d’ocre et de bistre, a des miroitements bleus. Dans ce décor, qui semble arrangé pour une vie paisible, on ne voit que des troncs d’arbres sciés, des réseaux de fil de fer barbelé, des poteaux de télégraphe aux godets innombrables, des pylônes métalliques surmontant des observatoires, toute la machinerie de guerre, tout le mécanisme barbare dont les Allemands avaient combiné les engrenages pour l’écrasement de la civilisation et pour l’anéantissement de nos libertés. Quelle profusion d’inscriptions boches, d’avertissements, de défenses ! Spurfahren verboten… Et plus loin : Achtung ! Feldbahn. Il y avait ici un camp de Saxons, encore indiqué par un écriteau et par une flèche : Zum Sachsenlager.

Dans le village de Spincourt, qui est occupé par des fantassins américains, et où l’on ne rencontre pas un seul habitant, voici une baraque en planches qui servait de salle de bain aux officiers du roi de Saxe : Offizierbad. Plus loin, c’est un grand cimetière allemand, près du cimetière de la paroisse. Enfin, c’est la limite du cantonnement : Ortsgrenze.

À Nouillon-Pont, petite commune qui comptait, avant la guerre, une population de trois cents âmes, nous ne voyons personne, mais deux drapeaux français flottent sur une maison dont la façade est encore barbouillée de grimoires germaniques.

Un vieux clocher, coiffé d’ardoises surgit au milieu de maisons de Rouvrois-sur-Othain, posées de guingois aux abords d’une rue que les sujets de l’ex-roi de Saxe ont dénommée gracieusement Barbarastrasse, en l’honneur d’une des princesses de la dynastie qui a cessé de régner au château de Dresde. Maisons rustiques à souhait, dont les toits de tuiles moussues et les murailles criblées de crevasses pourraient offrir des nids à tous les oiseaux de la création. Mais les oiseaux sont partis, chassés, eux aussi, par les Boches. Plus de poules aux poulaillers ; plus de pigeons aux pigeonniers. Pas un chat dans les rues, pas un chien même. Où sont les habitants ?

Tandis que nous mettons pied à terre pour examiner un