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L’ALSACE ET LA LORRAINE RETROUVÉES.

cette abolition totale du passé, l’absence de tous ceux qui ont vécu, travaillé, souffert dans ces maisons, tous les détails de cette désolation complète ont quelque chose de poignant, qui rend cette visite particulièrement pénible. On ne peut savoir ce qui s’est passé à Étain pendant cette nouvelle occupation de quatre années, puisqu’on ne trouve personne à interroger. L’horloge du clocher a perdu son cadran, de sorte que la notion du temps s’abolit au milieu de ces ruines qui n’ont plus d’âge, ni de forme, ni de voix.

Il est visible que les Allemands ont séjourné longtemps à Étain, et que, pour s’y mieux installer, ils avaient multiplié, autour du bourg, les organisations défensives. À peine a-t-on franchi la passerelle qui traverse la petite rivière d’Orne, venue de la Woëvre, qu’aussitôt on entre dans une zone où s’enchevêtrent les ronces rouillées du fil de fer barbelé. L’avenue de platanes par laquelle on arrive à Étain est camouflée. Au tronc des beaux arbres, plus ou moins écorchés, nos ennemis ont suspendu des rideaux de clayonnage qu’enlèvent les pionniers américains occupés à la réparation de la route crevassée.

Le mouvement et la vie n’ont reparu dans ces parages qu’aux approches de l’armée du général Dickman en marche vers les points d’occupation qui lui sont assignés sur la rive gauche du Rhin. Cavalerie, infanterie, artillerie défilent en bel ordre. C’est un long déploiement d’uniformes khaki, sortis hier des tranchées de l’Argonne, et cheminant d’étape en étape, en colonnes ininterrompues, sur cette grande route de l’Est. Les hommes, confortablement équipés, munis de gilets en cuir fauve, gantés de mitaines ont le teint vif, la mine avenante, l’air grave et enjoué tout ensemble. Ces robustes garçons, ces boys aux joues roses, aux dents blanches, aux yeux clairs, sont plus jeunes et plus alertes que jamais, sous le bonnet de police, le « calot » léger qui se penche crânement sur l’oreille, et qui remplace le casque, désormais suspendu à l’une des nombreuses courroies du havresac. Les officiers, habillés comme les hommes, reconnaissables seulement à quelques discrètes pattes d’épaule en or ou en argent, cheminent en serre-file, une badine à la main. Les cavaliers, bien montés sur des bêtes vigoureuses, ont des selles au pommeau garni de métal, au troussequin surélevé, avec des étriers de cuir à la mexicaine. On nous