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majesté des Parlements lui apparaît moins que la noblesse militaire.

Après le dîner, il veut bien me montrer l’étrange manuscrit des Nocturnes, œuvre tourmentée, faite de rêveries et de visions, qu’il composa durant sa longue et cruelle torture, lorsque, sous la menace de devenir aveugle, il dut demeurer des semaines et des mois couché dans une obscurité complète, avec les pieds plus hauts que la tête. C’est un amas énorme de bandes de parchemin, sur chacune desquelles il n’était possible de tracer qu’une seule ligne à la fois. On renouvelait sans cesse la bande sous ses doigts, et il écrivait ainsi dans l’ombre, au milieu de souffrances continuelles. A peine aujourd’hui s’il peut lui-même en déchiffrer certaines. Mais la plupart sont très lisibles… Je touche avec respect ces traces de douleur et de beauté.

Puis, la soirée s’avançant, assis tous deux devant le feu, et seuls maintenant, nous avons abordé le grand sujet qui nous est si cher, et peut-être nous fit amis :

— Quand je me rappelle, dit-il, ce que la France a fait en 1914 !… Savez-vous que c’est moi, et j’en suis très fier, qui ai pour la première fois écrit ces mots : « Le miracle français, » dans un article du Gaulois, au début de ce tragique août 14 ?… Quand donc j’évoque la Marne, l’Yser, l’incroyable sursaut d’énergie de Verdun, et toute l’épopée ; et lorsqu’aussi je songe à notre Italie, lancée soudain dans la plus monstrueuse guerre, sans préparation suffisante, manquant de presque tout, et se décidant ainsi par dignité nationale, non sans fort bien savoir à quelle fournaise elle courait, et malgré l’opposition féroce d’un tiers du peuple ; si j’évalue en pensée le nombre d’usines que mes compatriotes ont su créer au milieu de la tourmente, la véritable disette qu’ils ont subie, les perpétuelles et sournoises résistances intérieures qu’ils durent surmonter ; pour peu que je croie assister encore à l’épouvantable souffrance de Caporetto, à l’affolement, au deuil public qui l’ont suivi, puis au redressement admirable, au splendide arrêt sur le Piave, à la reprise héroïque et furieuse de soi-même à laquelle tout un peuple aura su se contraindre, — car c’est notre miracle italien, le Piave !… Dès que je réfléchis enfin à ces merveilles de l’histoire humaine, il me semble que nos deux patries fraternellement unies seraient capables, à elles seules, de soulever l’univers ! Au lieu que séparées… Ceux qui nous diviseraient