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On me l’a offert voici quelques semaines, quand je suis allé en avion revoir la chère France, et nos troupes qui combattent là-bas, unies à votre admirable armée. J’ai rapporté ces bouteilles ici par la voie des airs. C’est un peu de la grâce de chez vous qui a survolé les Alpes. » Puis, élevant sa coupe et touchant la mienne : « Au passage du Rhin ! » fit-il… Ah ! Gabriele d’Annunzio sait recevoir.

Le poète a beaucoup parlé. On sait ce qu’est sa conversation : le plus lumineux et savoureux mélange de lyrisme et de malice, de douceur affable et de violence paisible, de confiance et de retenue, d’images magnifiques et de gaîté imprévue, de camaraderie charmante et d’une soudaine noblesse, le tout environné toujours et comme parfumé d’une courtoisie d’un autre temps. A quoi bon essayer de noter ce qui fut le sourire ou la fantaisie de cette fête vénitienne ? Des pages et des pages n’y suffiraient point. Mais il me souvient surtout de ce qui m’a beaucoup ému.

Un sujet, entre autres, me troublait. Il me fallut bien avouer au poète à quel point ses amis souffraient de le voir à tout instant et sans trêve risquer sa vie : qu’il ne vote donc plus, miséricorde ! qu’il se repose enfin, il a donné à son pays tout ce que les meilleurs des citoyens peuvent offrir à leur patrie, son âme et son esprit, sa volonté, son énergie, son sang, presque sa vue…

— Mais non pas sa vie ! s’écria-t-il… Comment vous, qui vous dites mon ami, pouvez-vous souhaiter que je ne meure pas au feu, et en plein ciel ? Quelle vieillesse me destinez-vous donc ? Celle d’un homme de lettres à mitaines, qui écrira des ouvrages, assis comme un rond-de-cuir à son bureau ?… Oh ! non. J’ai trop goûté à la vie hasardeuse et sublime de l’espace et du vent, j’ai trop joui du danger, j’ai trop besoin maintenant de tenter, d’oser ! J’aime de passion le vol. Voudriez-vous que je menasse l’existence d’un commandant podagre, qui signe des pièces ? Jamais je ne me sens plus heureux que là-haut, loin de toutes les pauvretés et langueurs humaines… En outre, faut-il vous l’avouer ? j’adore la guerre. Après l’avoir souhaitée de toutes mes forces, pour l’honneur et la gloire de l’Italie, après avoir lancé l’appel aux armes, sur le rocher de Quarto et le balcon du Capitole, je tremblais de voir mes forces me trahir au moment de prendre pour si longtemps