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inférieur, même affection chaude et visible, unie à la même déférence profonde. Sans doute le commandant n’avait-il point exigé cette qualité de l’amour et du respect confondus : mais elle était née d’elle-même autour de sa gloire, de son courage et probablement de sa bonté, de son attachement envers toute l’escadrille qui portait son nom.

Car elle porte son nom, en réalité. On tente de l’appeler autrement. « Désormais, me confie-t-il, on va la nommer officiellement l’escadrille de saint Marc. Nous allons donc placer partout ici ce nouvel emblème, le lion de ville des Doges. » Officiellement, soit. Pourtant, dans le pays, on dit « l’escadrille d’Annunzio. » Et dans l’histoire, on s’exprimera de même.

Et c’est juste. Il serait difficile que deux blessures de guerre, — dont l’une fut, hélas ! la perte d’un œil, — deux grades conquis sur le champ de bataille, un grand nombre de citations, d’incalculables vols de combat, les exploits de l’Adriatique, le raid de Vienne et autres imprudents coups d’éclat, n’imposassent point à des soldats. Un commandant d’escadrille se repose parfois : Gabriele d’Annunzio, jamais. Et l’on doit noter qu’il a dépassé l’âge où trop d’autres, en se ménageant, sont tenus pour des sages. Il serait impossible que le labeur écrasant de cet administrateur méticuleux, qui se relève parfois la nuit, et travaille quotidiennement jusqu’à une heure ou deux du matin à des rapports militaires, à des projets, à des œuvres de propagande, à des discours, à, des articles destinés à enflammer l’armée, ne soulevât point l’admiration étonnée de ses subordonnés[1]. Il serait étrange enfin qu’ils oubliassent que ce chef si brave et si laborieux est le poète Gabriele d’Annunzio, rien de moins.

Mais voici le commandant debout. Je le suis sur le champ

  1. Bien mieux, on accable en outre l’écrivain de demandes et de suppliques. Pas une société ne se fonde, qu’il ne doive fournir une devise, ou adresser quelques mois. Publie-t-on des imagos patriotiques, on le sollicite pour les légendes. On l’a même officiellement chargé, tout récemment, de composer le glossaire italien de l’aviation. Cette science étant là-bas nouvelle, en effet, a fait naître des termes bizarres et comiques, simple travestissement du français, tels que capotare, cabrure, atterrare, amerrare, decollare, etc. Gabriele d’Annunzio rectifiera sans peine. On le sait philologue excellent, il a le sens de la valeur et de la vie des mots. Comme je l’interrogeais, touchant le genre à attribuer au fleuve Piave : « On dit généralement le Piave, me répondit-il. Cependant la Piave se dit aussi : ce fleuve a les deux genres. Quant à moi, je l’ai nommé le Piave tant qu’il nous arrêta : c’était alors un mâle. Mais depuis que nous l’avons passé, c’est seulement… une femelle, et je ne l’appelle plus que la Piave. »