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sort par les pores de la peau, dirait-on. Sur tous les sujets, il s’abandonne avec plaisir, et parfois avec coquetterie, a son lyrisme naturel et charmant. Toutefois, dès qu’il s’agit de sa patrie, le poète change de ton, non moins que de visage ; il se replie sur lui-même, en quelque sorte, et se recueille : on croirait qu’il s’arme. Sa voix devient extraordinairement douce, paisible : mais on y sent je ne sais quoi, qui serait « capable de tout. » Il fait presque peur. Il commande, en tout cas.

Or, son champ d’aviation se trouvait au Lido, bien près de Padoue… Me refuserais-je l’émotion d’aller me jeter dans ses bras ?

Il y a quelque chose de gênant à gagner Venise au fin matin, en arrivant de Fusina par une brume de Toussaint, dans une chaloupe automobile qui bondit sur l’eau grise. On se trouve comme confus, car la ville Anadyomène vous ouvre sévèrement sa Giudecca entre des bâtisses sans grâce, et semble vous avertir d’un ton qui plaisante peu : « Où donc, étourdi, penses-tu te rendre ? Dans une cité des rêves ? Mais regarde autour de toi. Vois mes usines, mon chemin de fer, mes magasins, et ces vastes bateaux. Oublies-tu que je suis un port, et même un excellent port, des plus actifs ? »

Bientôt pourtant, voici la Dogana, le palais des Doges étayé et cuirassé de plâtras, plusieurs vaisseaux de guerre, puis la grande lagune… Le canot file toujours, et le Lido s’approche. Enfin, l’on y touche.

Un petit embarcadère, une auto grise, celle précisément du commandant d’Annunzio… Il va venir subito, me dit le soldat chauffeur. Et en effet, presque aussitôt un autre canot aborde rapidement : c’est lui ! Déjà il s’avance, les mains tendues. L’affection me fait battre le cœur, et quelque piété s’y mêle.

A-t-il changé, depuis ce morue hiver de 1915…, où je l’ai vu pour la dernière fois ? Guère. Il est amaigri, peut-être. Il porte une casaque de cuir fauve. Son képi de coin mandant le coiffe jusqu’aux oreilles. Nulle recherche dans son habillement ; il parait seulement certain mécanicien de grade supérieur : on sent qu’il va travailler.

Derrière les hangars du champ d’aviation, qui se trouve à San Niccolò, au bout du Lido et contre la passe, — un mauvais terrain, déclarent les spécialistes, trop étroit pour de grands appareils, — s’élèvent des baraquements de bois : tout cela très