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En même temps, il montrait de sa canut ; un monceau de ruines, derrière quoi l’on apercevait un joli jardin aux arbres blessés. « Lieutenant, lui demandai-je, pourquoi passez-vous si vite ? Vous pourriez peut-être retrouver quoique cher bibelot parmi les décombres… » Point de réponse. Il se hâtait en silence, gagnant la lisière du village. J’ai compris alors : il allait au cimetière. Je l’y suivis de loin, et l’ayant rejoint : « Voyez… » me dit-il, très pâle. Devant lui, un chaos : c’était le caveau des siens, au fond duquel s’entr’ouvraient des cercueils rompus… C’est peu, devant certaines douleurs, que de se taire, les larmes aux yeux, et de serrer une main en détournant la tête.

Notre auto dut se frayer la route, au retour vers Padoue, entre des chariots transportant des bateaux pour les ponts, des pieux, des pilotis, toute une brigade avec son artillerie, ses mules, ses bagages. L’exode d’un peuple !… Le soir, au mess, éclataient et resplendissaient les nouvelles. Ln commandant revenait de Conegliano, où la population délivrée délirait de joie. Montrant un ignoble morceau de pain noir, tout gluant, que l’Autriche distribuait aux campagnes : « C’est une paysanne, dit le commandant, qui me l’a donné. Et elle a ajouté en riant : Bon voyage, commandant, et adieu Caporetto ! »


Faut-il l’avouer, au milieu de cette joie contenue encore, mais si frémissante et profonde, ma pensée revenait sans cesse à celui qui avait tant voulu, prédit et chanté la Victoire, à celui qui, dès l’août de 1914, avait déjà déclaré la guerre aux Barbares, à l’ami qui nous consolait tous dans Paris menacé, à l’ardent prophète de Quarto, à l’infatigable soldat de l’Italie en armes, à l’héroïque et patient blessé, à l’ « oseur » de Pola, de Buccari, de Vienne, au porte-parole et porte-drapeau de son pays, au grand et cher Gabriele d’Annunzio ? Tout mon cœur me poussait vers le patriote passionné qui avait dû tellement souffrir l’an dernier à pareille date, et dont l’avion prenait sans doute aujourd’hui, — et radieusement ! — son vol au-dessus des kaiserlicks reconduits à coups de sabre…

J’ai toujours frissonné en entendant Gabriele d’Annunzio parler de l’Italie. Il n’est pas seulement le fils, mais aussi l’amant de son pays : et sa tendresse brûlante et concentrée lui