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Plus rien de ce qui fait qu’un cœur latin peut vivre !
Pas un refuge au monde alors !… pas même un livre !
Car leur pied sur la rose abîmerait Ronsard,
Et si nous ouvrions un Chénier, par hasard,
Nous en ferions tomber des abeilles brûlées !

Fruits des siècles ! douceurs dans l’ombre accumulées !
Humble miel de Fraimbois, ou grand miel de Louvain !…
Plus de ruches ! plus d’avenir ! plus de couvain
Secrètement nourri de la fleur des lambruches !
— « Ah ! dit le pauvre abbé, pourquoi brûler mes ruches ? »
Et j’aime qu’au Pasteur d’abeilles le Brûleur
De miel ait répondu : « C’est la guerre ! » — Oui, la leur !
Quant à la nôtre…

Aux premiers jours du choc tragique,
Lorsque nos cavaliers montaient vers la Belgique,
On raconte qu’un soir les cuirassiers français
Traversaient un hameau des Flandres, je ne sais
Plus lequel ; et sur leurs chevaux couverts de roses,
Tous ils chantaient, entre leurs dents, à bouches closes,
La Marseillaise. Ils la bourdonnaient seulement ;
Et c’était magnifique. Et ce bourdonnement
De colère latine au-dessus des corolles,
C’était l’âme grondant sans geste et sans paroles,
C’était la conscience, et c’était la raison ;
Cela faisait un bruit d’orage et d’oraison,
Pieux et menaçant, doré, quoique farouche,
Calme. On ne voyait pas remuer une bouche,
Et ce bourdonnement semblait sortir des fleurs.
Et ceux qui l’entendaient croyaient, les yeux en pleurs,
Entendre, dans le soir aux poussières vermeilles,
Comme une Marseillaise étrange des abeilles…
Et c’est ainsi que, purs, ayant fait à dessein
De leur hymne de guerre un murmure d’essaim,
Nos hommes s’en allaient vers le Nord plein d’embûches
Sauver le miel du monde et mourir pour les ruches !