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qu’était Berlin le premier mois de la guerre où elle y vécut. Elle y éprouvait cette sensation nette et violente que le mal envahissait tout, qu’il enveloppait la capitale allemande. Quand les bulletins annonçaient des prisonniers, la foule s’écriait : « Hurrah ! nous pouvons les laisser mourir de faim ; ils sont à notre merci ! » Elle en vit un misérable cortège défiler dans les rues, entre deux rangées de spectateurs, au milieu des railleries, des huées, des rires et des insultes. Ils étaient couverts de poussière et, quand leurs pieds endoloris butaient, leurs gardiens les relevaient à coups de baïonnette dans le dos. Un jour, pour échapper à cette atmosphère d’hystérie, elle entra dans une église catholique ; elle espérait que la haine expirait au seuil de ce sanctuaire de sa foi. Mais non ! Un prêtre prêchait : il glorifiait et exaltait, il encourageait la haine. Pas un mot d’amour ou de miséricorde ; rien que haine et vengeance.

Toute cette partie confirme d’une manière saisissante tant de récits, d’où s’exhalent des vapeurs de sang et qui attestent la brutalité germanique. Mais le dessein de la comtesse Leutrum, en rédigeant ses Souvenirs, n’est que très accessoirement de nous édifier sur le caractère et les mœurs de nos ennemis. Il s’agit surtout de convaincre la Russie qu’elle a été victime d’une agression préméditée, que les responsabilités sont nettes, formelles, et que les amis de la paix, ou ceux de la justice, n’ont pas à répartir le blâme et à renvoyer les belligérants dos à dos. L’auteur, qui s’est empressé de reprendre la nationalité russe et s’est réfugiée en Hollande, écrivait pour la Russie de la révolution, quand il pouvait être temps encore de lui faire entendre la voix de la raison et de la vérité, de raffermir dans la guerre, aux côtés de ses alliés. Il est touchant d’entendre cette voix de femme, qui s’efforce de dominer le tumulte des combats et celui des passions populaires, et qui crie à ceux qu’il faut retenir sur la pente mortelle : « Croyez-moi, j’étais là, j’ai vu, je sais. » Nous n’avons pas de peine à la croire, nous, ici, car nous savons aussi. Mais là-bas, où elle voulait atteindre, l’a-t-on entendue ? Et servirait-il à quelque chose de l’entendre ? N’essayons pas de répondre à cette angoissante question. Soyons confiants, plutôt, que partout le vrai éveille des échos et que seules ses répercussions sont durables, parce que, seules, elles peuvent se prolonger à l’infini.


FIRMIN ROZ.