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plus tard, quand la révolution devint plus menaçante, un ordre général prescrivit que toute personne n’appartenant pas à l’armée eût à se munir d’un permis avant d’entrer. Le comte et la comtesse obtinrent un laissez-passer sans la moindre difficulté. Pas un regard malveillant, pas une parole ne vint leur rappeler qu’ils étaient des étrangers et qu’ils pouvaient paraître des suspects : ce ne fut partout, à leur égard, que confiance et amabilités. En 1910, la comtesse reçut chez elle, à Venise, sa sœur et son beau-frère, récemment mariés. Celui-ci était officier dans l’armée russe et revenait toujours, dans les conversations, sur l’immense besoin de paix qu’avait la Russie, désireuse qu’on la laissât travailler tranquille à son salut par la réorganisation et la régénération intérieure. Il se proposait même de quitter le service, tant l’idée de la guerre était loin de soir esprit. De mère française, il avait été élevé à Pétrograd et à Paris ; et si l’entente franco-russe avait été hostile à l’Allemagne, il en aurait laissé percer quelque chose dans sa conversation. De l’autre côté, au contraire, on se montrait ombrageux et toujours sur le qui-vive. Un neveu du comte Leutrum, jeune militaire dans l’armée autrichienne, devait aller en Russie pour être garçon d’honneur à un mariage. Au dernier moment, les autorités militaires lui interdirent le voyage. Le fait surprit ; et ce qu’il y a de certain, c’est qu’il témoignait de dispositions peu amicales.

Ces dispositions, la comtesse Leutrum les connaissait. Elle avait passé l’automne de 1909 au Nord de la Hongrie, chez des parents. Au cours des manœuvres annuelles, il y eut des officiers logés dans la maison. Le plus jeune d’entre eux, Tchèque de naissance, avait l’air sombre et comme accablé d’un secret. Les autres officiers paraissaient aussi étrangement nerveux. Ils ne voulaient même pas dîner au château, obligés d’être sans cesse dehors pour répondre aux appels du téléphone de campagne. Un soir qu’elle se trouvait seule dans la cour avec le jeune lieutenant, la comtesse lui demanda ce qui se passait. Ce n’était pas la première fois qu’elle voyait des officiers aux manœuvres, mais jamais elle ne les avait vus dans un tel état. Au contraire, ils étaient en général fort sociables. Le visage du jeune homme devint très grave, et il demanda à son tour : « Se pourrait-il donc, comtesse, que vous n’eussiez réellement rien remarqué ? » Et comme elle répondait par l’aveu de son