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Quand notre soldat, méditant dans sa tranchée, se demande pourquoi il se bat, il se voit innocent de cette guerre. Le sang répandu ne retombera ni sur lui, ni sur ses enfants. S’il se bat, c’est parce qu’il a été attaqué, et la justice avec lui.

S’il pouvait interroger l’histoire, il trouverait symbolique que la Prusse soit née d’un parjure, puisque, ses terres ayant été remises par l’Église et le Saint-Empire romain aux chevaliers de l’Ordre teutonique chargés d’y arrêter les barbares, le dernier grand-maitre de ces moines guerriers, Albert de Brandebourg, laissa le froc et érigea en domaine héréditaire le territoire confié à sa bonne foi. Il verrait l’unité allemande « faite par la guerre et cimentée par la conquête. » Il constaterait que « les Germains nous ont envahis plus de vingt fois, cinq fois depuis le Révolution[1]. » Il retiendrait l’avertissement prophétique de Henri Heine, en 1833 : « Quoi qu’il arrive en Allemagne, Français, soyez sur vos gardes, demeurez à votre poste, l’arme au bras. » Et il admirerait que notre langue, pour flétrir une méchante querelle, l’ait appelée une querelle d’Allemand.

Mais qu’est-il besoin, pour notre soldat, de détailler le passé, quand le présent le lui résume si pleinement ? Il voit bien que pour les Allemands, la force, c’est le droit et que c’est son honneur à lui d’avoir à opposer, à ce droit de la force, la force armée du droit…

Et s’il se prend à rêver de l’avenir, il s’enchantera, sans doute, du désir fraternel de la société des nations. Il souhaitera que cette guerre soit la dernière guerre et que les peuples, de même que les individus, aient désormais un tribunal pour leurs conflits et une force au service de la loi qui leur sera commune. Mais les dures et terribles leçons accumulées depuis plus de trois ans le garderont de croire cette tâche aisée et de trop se fier à ceux dont la parole a, d’avance, perdu tout crédit. Notre Pascal l’a marqué avec une dure concision : « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Croire à la société fraternelle, tant que l’agresseur aura gardé l’âme qui le fit agresseur, raisonner comme si, au jour de la paix, tous les peuples devaient se trouver également loyaux et fidèles, comme si l’intérêt avait perdu son emprise sur les âmes avides, comme si la justice pouvait, par elle-même, dominer la force, c’est peut-être « faire

  1. Paul Deschanel. Discours à la séance plénière de l’Institut de 1916.