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la première fois. Les visages de mes camarades que j’allais retrouver, flottaient épars devant mes yeux. Pas l’ombre d’une joie à les revoir… J’étais ingrat : ils m’attendaient. « Les neuf jours de ton absence nous ont paru un mois, » m’ont-ils dit gentiment. Et ils avaient conservé sur la table, où nous prenions nos repas, un bouquet de fleurs attardées, un bouquet qu’ils m’avaient offert pour fêter ma permission, et qui, plus durable qu’elle, n’était pas encore passé…

Après cette halte silencieuse, nous rechargeons nos sacs, et, quittant le bord du fossé, nous reprenons le chemin enchanté qui nous ramène vers la vie. Nous poursuivons notre route. Des rainettes coassent dans les marais d’alentour. Jamais le chant du rossignol ne m’a paru plus beau que ces voix sans couleur de la terre et des eaux printanières. Elles m’entraînent loin d’ici dans la mélancolie de leur chant terne et nostalgique. Elles m’entraînent là-bas où l’on m’attend, au cher pays où, dans huit jours sans doute, j’arriverai permissionnaire, moi, ma musette et mon bidon…


J’y suis. C’est de là que j’écris. Ma mémoire ne m’avait pas trompé. Les rainettes chantent dans l’étang ; le sureau, le chèvrefeuille et les roses s’unissent pour embaumer la nuit. En quinze jours, tout a beaucoup poussé. L’été est presque reconstruit. Voici le paysage dessiné, peint jusqu’à l’automne. Etendu dans l’herbe haute, ma pensée ne dépasse pas les fleurs. Il faut déjà faire un effort pour m’arracher à cette paix, pour comprendre qu’elle n’est pas la vérité vraie du moment. Cette existence étrange, que nous menons depuis des mois, elle est si peu attachée à la vie qu’on l’oublie comme un mauvais songe, qu’on s’en sépare comme d’une défroque. Et pourtant, tout vous y ramène ! Autour de vous, mille voix muettes étreignent brusquement le cœur. Ici, dans cette grande demeure et dans ce bel enclos, tout dit que le maître est parti et ne reviendra plus. La maison est peuplée de jeunes femmes, d’enfants, de domestiques : cependant elle semble vide. Le parc éclate de verdures jeunes ; mais dans les allées vertes d’herbe et de mousse, semble toujours errer un fantôme. La table est animée, bruyante, mais personne n’y règne ; une femme ne se plaint jamais, mais le son de ses paroles est le son même de la plainte. Sur la façade ensoleillée, une fenêtre reste toujours close ; dans