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ange enfariné, une tête de bois peint avec un débris d’aile, que, depuis la Belgique, je promène avec moi, bien qu’il pèse près de deux livres, — ce qui est encore lourd pour un ange, quand on le porte sur son dos. Il n’est pas des plus jolis avec son crâne à demi emporté par un obus ; mais, lui aussi, c’est une victime de la guerre ! Depuis plus de trois cents ans, il écoutait, dans son église, les chants et les prières flamandes, quand une affreuse marmite vint l’arracher à son extase. Le pauvre petit pierrot est tombé de son rêve, au milieu de cent cinquante jeunes alpins, arrivés de la veille, qui se rendaient au feu et sont morts, écrasés, sans l’avoir jamais vu. Sans doute, cet innocent a-t-il servi de projectile : sur un coin de la joue, il garde une trace de sang. Je l’ai ramassé dans les ruines, le matin même du désastre, pour empêcher qu’on le brûlât ; et, depuis ce temps déjà lointain, nous ne nous sommes jamais séparés. Dans ma cave, sur une planchette, juste au-dessus de ma paillasse, j’aperçois son sourire poupin et son petit moignon d’aile. Non, il n’est pas des plus jolis avec cet éclat de marmite qui l’a largement trépané, mais tout de même il est charmant. Mes camarades s’imaginent que je l’ai placé là-haut par une pensée de dévotion, et j’ai garde de m’en défendre, car je ne trouve pas mauvais qu’un peu de mysticité flotte dans ce réduit, où la poule au gibier, les cochons de Saintonge, le téléphone et la soupe occupent un peu trop nos esprits. Mais je dois à la vérité de confesser que mon compagnon angélique n’est pour moi qu’un porte-bonheur. Et serait-il en effet vraisemblable qu’une seconde catastrophe, pareille à la première, le transformât de nouveau en projectile ? Décemment, cela ne peut être la fonction de ce chérubin de casser la figure des gens !

S’il me porte chance jusqu’au bout, cet angelot enfariné de la vieille église des Flandres, je le mettrai dans ma bibliothèque, au-dessus du rayon des livres de mes amis tués à la guerre, pour qu’il les réunisse tous, les croyants et les incroyants, les sceptiques et les mystiques, les fous charmants et les sages, sous son sourire innocent et son débris d’aile étoilée.


XI. — L’OISEAU DES RUINES

Le calcul du jardinier se trouva faux de quelques centaines d’obus. Dès le troisième jour, l’ennemi cessa d’écraser nos