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obscure du soldat. Mais toute cette souffrance que je les ai vus traîner, un bâton a la main, à travers les boues de Belgique, vainement je l’ai cherchée dans les carnets de mes trois compagnons. Au milieu de leur détresse, seul ce qui pouvait s’inscrire en chiffres, en mesures, en noms propres (les étapes, le prix des denrées, les numéros des régiments rencontrés) leur a paru digne d’être écrit. Leur douleur ou leur fatigue, qu’est-elle donc devenue ? Tout ce trop-plein de vie, qui s’épanche si volontiers de leurs lèvres en bavardages infinis, s’est dérobé à leurs doigts malhabiles. Et même jamais ils n’ont pensé que cela pût être écrit.

Entre maintes histoires de ce temps que nous ressassions ensemble, le Saintongeais m’a raconté que devant son créneau, parmi d’autres débris affreux qui flottaient sur la prairie noyée, et auxquels d’obscurs remous donnaient une sinistre vie, il avait vu, pendant trois jours, le crâne d’un soldat (un Allemand ou un Français, on ne pouvait le distinguer) qui émergeait à fleur d’eau. « Un homme vieux, insistait-il, qui n’avait que quelques cheveux, et qui n’était pas enterré ! Ce n’est pas que cela m’émotionnait, ma foi non ! mais cela me choquait, comprends-tu ? » Je cherchai sur son carnet, à peu près à la date où ce qu’il me racontait avait dû se passer : il avait mentionné seulement qu’on avait distribué, cette semaine-là, à son escouade, des bottes de feutre avec des semelles de bois, et qu’en Belgique, c’était l’usage de sucrer le boudin.


IX. — TOUS LES OISEAUX DU CIEL

Même dans un fauteuil Voltaire, huit jours de plus dans cette cave finissent par peser sur le cœur. Les jours succèdent aux nuits, ou plutôt les prolongent, pour former une durée sans couleur, qui n’a d’autre mesure que le nombre des bougies que nous brûlons dans nos ténèbres. Epuisé, vidé, ressassé, le Capitaine Fracasse gît avec sa rapière sur le fumier des livres, comme une marionnette cassée qui ne fait plus rire personne. Et toujours ce bruit de paroles, le bavardage intarissable de mes trois compagnons qui ne s’écoulent même plus et parlent à la cantonade, et ce vacarme des obus qui semblent créer autour d’eux le vide et la sottise.

On a beau cultiver en soi, comme une fleur dans un pot, un