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servilité. Tout au plus peut-on s’y distraire, comme on feuillette chez le dentiste un album de photographies. Sous prétexte de vérité, c’est presque toujours du mensonge. Les hommes eux-mêmes, j’entends les simples, ceux qui ne lisent guère, ne se reconnaissent pas dans ces scènes soi-disant vécues de la vie du soldat, qui prétendent donner une expression fidèle de leurs pensées, de leurs sentiments, de leurs gestes et de leurs paroles. Les mots, les attitudes ont beau être les leurs, cet assemblage ne les satisfait pas, et le plus souvent les irrite comme une caricature d’eux-mêmes. La plus pauvre romance les touche davantage, parce que, si pauvre qu’elle soit, c’est déjà une transformation dans la poésie et le rêve.

Ce fut pourtant la mode, dans les débuts de la campagne, aussi bien chez les officiers que chez les simples soldats, de noter au jour le jour tout ce quotidien de la vie et de consigner sur un carnet les humbles faits d’une existence dont chacun sentait la grandeur. Je revois encore, en Belgique, dans la petite église de Loo, toute jonchée de paille, les fusiliers marins et les territoriaux, installés comme des chanoines dans les belles stalles du chœur, et griffonnant des lettres et des carnets d’un sou. Assez vite d’ailleurs, la mode passa de ces modestes mémoires. Dès la seconde année, personne n’en écrivait plus guère. Les lettres quotidiennes qu’on envoyait aux femmes, aux parents, aux amis, épuisaient le petit lot de sentiments et d’idées que les hommes pouvaient encore rassembler sur du papier. Beaucoup s’imaginaient aussi que tenir un journal, cela portait malheur, car on avait vu trop souvent un éclatement de marmite mettre un brutal point final, à la phrase inachevée.

Pour moi, jamais je n’ai fait un effort pour aider ma mémoire, jamais je n’ai pris une note pour fixer un souvenir. Je ne suis pas très sûr qu’il n’y eût pas au fond de mon esprit un peu de cette appréhension, qui donnait à tous ces papiers je ne sais quel air de testament. Et puis quelle étrange idée de tenir au jour le jour le doit et avoir de ses pensées ! Dans le train courant des choses, c’est une fantaisie qui ne vient à personne. Pourtant il ne fait pas de doute que dans la vie régulière l’esprit ne soit plus alerte, les circonstances plus variées, les occasions de réfléchir plus diverses. N’est-ce pas une duperie de croire que nécessairement la guerre doive apporter un enrichissement ? On s’aperçoit bien vite qu’à part un petit nombre de situations