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Ce qui lui faisait illusion à cet égard, c’est qu’il s’était donné un assistant dans la personne d’un diplomate de haut mérite qui, accomplissant la plus grande partie de sa tâche, lui laissait croire que, malgré sa vieillesse, il était encore en état d’y pourvoir. Entré au ministère des Affaires étrangères en 1838, de Giers avait été tour à tour secrétaire d’ambassade à Constantinople, consul général à Alexandrie, puis à Bucarest, où il avait épousé une princesse Cantacuzène, et enfin chef de légation à Téhéran, à Berne, à Stockholm, d’où le vieux chancelier qui connaissait ses services l’avait fait revenir à Saint-Pétersbourg pour s’assurer sa collaboration. De Giers ne tarda pas à être le véritable ministre des Affaires étrangères. Mais il ne recueillit officiellement qu’au mois d’avril 1882 la succession de Gortchakof, sauf cependant le titre de chancelier qui, quoique désormais aboli, fut laissé à l’homme d’Etat démissionnaire en souvenir de sa carrière consacrée au gouvernement du pays[1].

Quant à de Giers, le choix impérial, en se portant sur lui, avait mis à la chancellerie un homme dont la sympathie pour la France devait s’affirmer à plusieurs reprises durant son long passage au pouvoir. Le bruit n’en courut pas moins que l’Empereur, en le choisissant, avait voulu plaire aux Allemands. Mais rien n’est plus contraire à la vérité, et si sa nomination fut bien accueillie à Berlin et à Vienne, c’est que dans ces deux capitales, on connaissait sa modération et sa droiture. Le ministre autrichien Kalnocky disait à l’ambassadeur de France, comte Duchatel :

« Ce n’est pas qu’il dispose d’une influence personnelle qui puisse s’étendre à l’ensemble des affaires de la Russie ; mais, dans les limites de son département, il entend rester le maître. Placé sous la haute direction de l’Empereur, n’ayant de compte à rendre qu’à lui, il saura dans la conduite des affaires extérieures tenir la même ligne prudente et modérée. Déjà, il était disposé à fermer la porte aux Ignatieff et autres membres du parti national. Le nouveau témoignage de confiance dont il vient d’être honoré par le Tsar lui donnera plus de force pour résister à de dangereuses sollicitations. Sa nomination est une garantie de plus pour la consolidation de la paix. »

  1. Il le conserva moins d’une année ; il mourut au mois de mars 1883.