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de la situation de la Russie le tableau le plus sombre. Selon lui, de nouvelles catastrophes sont inévitables, peut-être même prochaines, et il ne voit pas de remède au mal.

« Cette situation est singulièrement attristante pour ceux qui aiment la Russie et voudraient sa prospérité. L’état des choses à la cour et dans le gouvernement n’est pas fait pour calmer leurs inquiétudes. Alexandre est honnête, mais faible, timoré, accessible aux influences et aux volontés plus fermes que la sienne…

« L’entourage est composé de corrompus cyniques, de courtisans abaissés, d’ambitieux sans scrupules et d’instruments dociles, au milieu desquels émergent des personnalités plus saillantes en lutte pour le pouvoir. Le public se demande quels seront parmi ces hommes ceux dont la faveur du maître fera les chefs du gouvernement. Le parti des aventures, de la guerre du panslavisme aura-t-il gain de cause avec Ignatieff ?

« Reste l’armée, la ressource suprême si elle est fidèle. A-t-elle été préservée du poison nihiliste ? Généraux et officiers sont mécontents. Quant au soldat, le spectacle des vols, des concussions, des actes coupables de ses chefs les plus élevés ne l’a-t-il pas préparé à la propagande des apôtres de désordre ?

« On le dit mécontent de la séquestration volontaire de l’Empereur. Le souverain absolu, le chef suprême de l’armée, le représentant de la force a besoin, pour garder son prestige, de se montrer souvent aux soldats, comme le faisaient ses pères. Depuis son avènement, Alexandre n’a pas passé une revue ; on ne l’a pas vu à cheval dans l’attitude guerrière d’un monarque militaire ; il se cache dans ses palais. »

Lord Dufferin n’était pas le seul qui envisageât l’avenir sous des couleurs de tempête et d’orage ; le prince Hermann le Saxe-Weimar, venu à Saint-Pétersbourg comme envoyé du Wurtemberg pour assister aux obsèques d’Alexandre II, tenait un langage aussi pessimiste. Il avait été logé au Palais d’Hiver et, bien placé pour tout voir, il avait été frappé du désarroi, de l’absence de résolution et de vues réfléchies qui régnait à la cour.

« Pas d’énergie, pas de volonté, et autour de l’Empereur aucun homme assez sage, assez éminent pour imposer sa supériorité et faire agir. Des catastrophes sont prochaines ; on ne fera rien, on ne saura rien faire pour les conjurer. »