Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les matières, sur ces mille objets inutiles, les « souvenirs » et sur cette monnaie fiduciaire, représentative des trésors d’art cachés, les « cartes postales. » Tout le monde connaît cet étroit profil de jeune fille presque encore une enfant, encapuchonnée dans une épaisse chevelure qui tombe sur les joues en oreilles de chien, puis se relève sur la nuque et laisse voir un cou long, nu et frêle comme une tige de colchique ; ce front serré dans un bandeau d’or où l’on a suspendu, de distance en distance, — tels des globes électriques, autour d’un dôme, pour une illumination nocturne, — une grosse perle ; sur les cheveux, une résille quadrillée, bordée d’un galon de perles plus petites et, sur l’épaule, un diamant carré ouest accroché un rubis carré où pend une grosse perle transparente, laquelle s’allonge et se poche comme la goutte d’eau qui va tomber…

Tout le monde s’est demandé à qui est ce profil, vers quoi il se tourne, quels jours brillants et limpides, ou bien quelles larmes, présagent ces rosaires de perles… Un nom, tout au plus, un joli nom est chuchoté par les érudits, avec toutes sortes de moues dubitatives : Bianca Sforza. Un autre nom, celui du peintre, est avancé avec un peu plus d’assurance : Ambrogio de Prédis, succédant depuis quelques années à Léonard de Vinci. Mais il faut en juger par soi-même. Un portrait, dont on a vu beaucoup de reproductions, fidèles ou infidèles, est comme une personne dont on a beaucoup entendu parler. On désire voir l’original, pour chasser l’incertitude et l’obsession des copies.

Or, l’original[1] est caché dans un tout petit musée, lui-même blotti dans une bibliothèque, dissimulée à son tour derrière les brutales magnificences du nouvel hôtel des Postes de Milan, au milieu de la ville : l’Ambrosienne. Le touriste qui entre en Italie, que des villes plus prestigieuses appellent plus loin, ne pense guère qu’il respirera, ici, sur la plante même, le parfum très pénétrant d’un lointain passé, ni, dans cette cité toute moderne, frémissante de machinisme, qu’il pourra se livrer aux « orgies de la méditation. » Il dédaigne cette

  1. Portrait de Bianca Sforza, fille naturelle de Ludovic le More, épouse de Galeazzo di San Severino :
    Présumé avec vraisemblance : le portrait de la jeune femme aux perles, de profil, de 0,51 X 0,34, portant le n° 8 et intitulé Rittrato di donna, longtemps qualifié Béatrice d’Este, autrefois attribué à Léonard de Vinci, aujourd’hui, à Ambrogio de Prédis, à la Pinacothèque Ambrosienne, à Milan.