Page:Revue des Deux Mondes - 1918 - tome 48.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

flots. C’est l’ancien repaire de Frédéric II d’Hohenstaufen et de Charles d’Anjou, devenu le palais du duché de Bari, constitué par les Aragon et donné aux Sforza. Avant de quitter Milan, Ludovic le More, cédant peut-être à quelques scrupules, incliné par la mauvaise fortune à des retours sévères sur sa conduite des jours prospères, avait voulu faire quelque chose pour sa nièce, réparer, dans une certaine mesure, le passé. Il lui avait fait présent, en bonne et due forme, de son duché de Bari, avec un revenu de six mille ducats. Dans l’universelle tourmente qui dispersait toute chose autour d’elle, c’était un refuge.

Elle s’y retira donc avec ses deux filles, Bona et Ippolita, pour n’en plus bouger jusqu’à sa mort. Peu à peu, une petite cour d’artistes et de lettrés vint se grouper autour d’elle et les architectes tentèrent de donner aux appartements qu’elle habitait un peu du confort et du luxe qu’elle avait connus à la Corte reale, aux premiers jours de son mariage. « Duchesse de Bari, » c’était le titre qu’avait porté sa rivale aux jours brillants où elle était, elle, la duchesse de Milan : c’était, maintenant, la seule souveraineté qui lui restât. Elle lui fit pourtant honneur. Lorsque six ans plus tard, Alfonso d’Este, frère de Béatrice, traversant Bari, alla lui rendre visite, il fut frappé du grand accueil qu’il reçut et des restes de magnificence qu’il trouva chez la malheureuse Isabelle, comme si elle était encore duchesse de Milan.

Les années passèrent. Les événements passaient encore plus vite que les années. Dans sa solitude, sur l’Adriatique, menacée encore quelquefois par les suites de l’invasion étrangère, Isabelle d’Aragon connut qu’elle n’avait pas épuisé toutes les douleurs humaines. Sa fille, la petite Ippolita, mourut entre ses bras. Elle espérait encore un peu en la destinée de son fils. De temps en temps, un courrier venu de France lui apportait des nouvelles de l’ « abbé de Noirmoutiers. » (C’est ainsi que s’appelait le duchetto désormais.) Un jour, la nouvelle fut qu’il s’était rompu le cou à la chasse… Tout était désormais fini pour elle.

Certes, la destinée l’avait bien vengée de ses ennemis. Elle survivait à tous leurs désastres ; elle savait de quel martyre souffrait Ludovic le More dans son cachot de Loches, et combien ses amis avaient craint pour sa raison, jusqu’à sa mort misérable, en captivité. La vengeance est un plaisir des dieux,