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rappeler que l’ambition ou la raison d’Etat, chez un politique, l’emporte sur la haine, à plus forte raison sur la sympathie. Louis XII n’avait aucun sentiment d’hostilité envers Isabelle ou son fils. Il n’en avait pas eu envers son mari, ni son père, ni son frère même. Dans la première expédition d’Italie, tandis que Charles VIII avait visé Naples, il n’avait visé que Milan. Enfin, il connaissait les infortunes d’Isabelle d’Aragon, la dignité de sa vie et en avait pitié. Mais ce qu’il voulait, il le voulait bien. Maintes fois, n’étant encore que Duc d’Orléans, il avait dit qu’il « donnerait toute la vie d’un roi de France pour une année d’un duc de Milan. » Fatal mirage de la terre italienne ! Maintenant, il avait brisé tous les obstacles, chassé tous les adversaires, rallié tous les princes de la péninsule, jusqu’aux d’Este de Ferrare et aux Gonzague de Mantoue. La seule force qui put se dresser, un jour ou l’autre, contre lui c’était le peuple ; le seul nom qui put donner une forme à la sédition populaire, c’était le nom de Sforza. Si faible que fût alors celui qui le portait, et si touchante sa destinée, c’était une imprudence grave que de laisser, en Lombardie, ce brandon de discorde ou cette « balayette » à chasser les Français.

Dans sa haine clairvoyante, Ludovic le More l’avait bien compris. De là, ses instances pour décider Isabelle à fuir. Pour ne l’avoir pas écouté, parce que trop souvent ses conseils l’avaient perdue, croyant qu’il ne plaidait encore que sa cause, lorsqu’il plaidait, en réalité, la cause de tous les Sforza, la pauvre princesse voyait s’évanouir son dernier espoir. Son fils, à la Cour de France, n’était point malheureux. On le traitait comme un petit prince ; il avait des chiens, des chevaux et des faucons, comme en avait eu son père, et ses faucons ses chiens et ses chevaux lui faisaient oublier, comme à son père, les devoirs de son nom. Mais il n’y avait guère de chances pour qu’on le revît jamais au milieu de son peuple. On revenait d’une prison d’Italie. Revenait-on jamais d’un palais de France ?

Isabelle ne le crut point. Elle comprit que la période milanaise de sa vie était finie. Elle suivit enfin, trop tard, les conseils de son oncle, gagna Gênes, monta dans une des galères du roi de Naples et se fit conduire jusque dans l’Adriatique, au port de Bari. Là, s’élevait et s’élève encore, abrupte et rudement perpendiculaire, sans aucune souplesse d’architecture, une forteresse nue et aveugle comme une prison, baignant dans les