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horreur et en perfidie, tout ce qu’on sait des crimes de la Renaissance. Mais Isabelle ne crut pas au poison, à ce moment-là, ni elle, ni ceux qui avaient approché, du plus près, le mourant. Elle n’eut donc pas la honte de vivre auprès de l’assassin présumé de son mari. C’était bien assez qu’il fût le spoliateur de son fils. Car la chose était maintenant accomplie sans nul retour possible, et n’avait souffert aucune difficulté. Ludovic le More, toujours courtois et formaliste, n’avait pas coiffé brutalement le bonnet ducal. Il avait assemblé les conseillers et les notables de Milan et leur avait, le plus sérieusement du monde, proposé de transmettre le pouvoir au duchetto, âgé de quatre ans. La réponse avait été une protestation unanime, et les citoyens de Milan, en l’acclamant, avaient voulu que le droit fût conforme au fait. Dans une lettre écrite, le jour même, à son envoyé auprès de Maximilien, le nouveau potentat parlait de cette mort, comme d’un fait qui l’avait forcé à prendre la succession de son neveu.

À travers ses larmes et ses voiles de deuil, Isabelle d’Aragon avait bien discerné cette comédie et, rentrant à Milan, saluée par le duc et par Béatrice d’Este, elle sentait qu’elle revenait non seulement comme une veuve, mais comme une étrangère, sans espoir de régence pour elle, sans espoir de règne pour son fils. Cet espoir allait être anéanti encore davantage par la naissance du second fils de Béatrice. Tandis qu’on dansait à la Rocchetta à l’occasion du Carnaval et qu’on s’y congratulait en l’honneur de ce second héritier, voici les nouvelles qui arrivaient de Naples : le 22 février, Charles VIII avait été couronné roi des Deux-Siciles, à la cathédrale. Le jeune roi Ferrante, frère d’Isabelle d’Aragon et cousin de Béatrice d’Este, avait fui à Ischia, son peuple s’étant soulevé contre lui, selon la coutume, en Italie, quand un prince est malheureux à la guerre. Isabelle touchait le fond des désespoirs humains.

Pourtant, elle espérait encore. En quoi ? En quelque hasard, en quelque chose d’impossible, en ce que les hommes d’État ne peuvent faire entrer en ligne de compte : l’illogisme des hommes et des événements, — comme espèrent les femmes. Jusque-là, toute prospérité survenue au duché de Milan avait tourné à sa propre perte : peut-être espérait-elle en sa ruine ?… Qui peut dire quelle lueur filtre sous les